« Il faut toujours être raide, autant qu'on peut, et si on vous donne un soufflet, en rendre quatre. Ce n'est pas évangélique, mais c'est pratique ». Gustave Flaubert Le conseil de la choura aurait dû se tenir avant et non après l'inauguration du dialogue, avant et non après la signature, par Rached Gannouchi, du document du quartette, avant et non après que la Nahdha s'engage solennellement vis-à-vis de ses partenaires politiques, avant et non après que le parti islamiste ne s'engage vis-à-vis du peuple de mettre fin à la crise qui paralyse le pays. Mais il semble que la Nahdha n'a d'estime pour personne, ni pour son lectorat, ni pour ses opposants, ni pour le pays et le peuple qui l'ont honorés en dépit de tous les torts qu'ils leur ont causés par le passé et par les temps présents. Il est important, face à tant de cynisme et d'ingratitude, face à tant d'égoïsme partisan, de mettre les points sur les i. Un citoyen tunisien a écrit dernièrement sur sa page facebook ce qui suit, que je traduis fidèlement : « Nahdhaoui, vous n'avez pas milité en ma faveur, vous n'avez pas été incarcéré pour ma liberté, vous avez été incarcéré pour avoir voulu imposer votre idéologie fanatique, vous avez été emprisonné pour avoir voulu imposer le califat et non pour la liberté ; vous avez milité pour votre parti et non pour la Tunisie ; c'est donc à votre parti de vous payer des compensations ; et trêve de surenchères ». Ce texte me semble traduire l'exaspération grandissante de la majorité écrasante des Tunisiens face à l'arrogance, de plus en plus insupportable, des faucons, des colombes et de la base nahdhaouis qui cherchent à nous persuader que nous leur sommes redevables de notre liberté. Dernièrement, l'ex-premier ministre, celui qu'on présente comme le chef de file des colombes, a déclaré avec une assurance sans faille que la révolution est une œuvre exclusivement nahdhaouie. Il s'en suit, et cela tombe sous le sens, que le peuple tunisien n'a pas à s'immiscer dans une affaire qui ne le concerne pas. Il revient à la Nahdha, et à elle seule, de gérer sa révolution comme elle l'entend. Avant cette pathétique colombe, le faucon impulsif Abdelkrim Harouni s'est permis de rappeler, à ce même peuple tunisien qui a la mémoire courte, que la Nahdha est au pouvoir par la volonté d'Allah. C'est Allah en personne qui aurait voté pour elle et l'aurait hissée sur le trône de Tunisie. L'Etat nahdhaoui, pour ceux qui ne l'auraient pas encore compris, est un Etat de droit divin, en somme une sorte de califat provisoire, en attendant que les conditions soient réunies pour l'établissement du système califal authentique. Voilà pourquoi il n'est du droit de personne de contester la légitimité d'Ennahdha, ni de lui imposer ce que son conseil de la choura – son parlement ultra-démocratique – estime être inadmissible. Ce saint conseil, pour ceux qui ne l'auraient pas encore réalisé, est la voix par laquelle Dieu communique sa volonté aux habitants de la Tunisie qui ne se seraient pas encore convertis au nahdhaouisme. A ces mécréants, têtus et acariâtres, Dieu intime l'ordre de se taire et de laisser travailler les hommes (les femmes dedans) de bien qui s'échinent jour et nuit pour favoriser leur bonheur. Il est donc normal que le gouvernement soit maintenu, et il est tout aussi normal que les détracteurs de cette équipe performante, qui exigent son départ depuis plus de deux mois, admettent qu'ils aient commis une faute monumentale en s'obstinant à priver la Tunisie du gouvernement le plus performant de toute son histoire. Ces têtes de turcs doivent admettre également que le conseil de la choura a été tout à fait inspiré d'exiger le maintien de l'ANC, sans laquelle la phase transitoire serait sérieusement compromise et le pays se retrouverait ainsi, pour des années peut-être, sans constitution. C'est d'ailleurs pour cette raison que le saint conseil ne s'est pas privé du plaisir de féliciter les députés qui ne se sont pas laissés tentés par la discorde et, forts de leur incontestable légitimité, se sont barricadés dans l'enceinte de Bardo. C'est en effet grâce à ces vaillants chevaliers que le pays ne s'est pas effondré. Sans l'ANC, il n'y aurait pas d'élections non plus, ce qui est ne pourrait que servir les desseins de ceux qui craignent le verdict des urnes, qui n'est autre que le verdict divin, éternellement acquis au gouvernement en place. C'est en tout cas ce qu'affirme la pythie, la voix de l'oracle. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui refuse de voir. Le saint conseil de la Nahdha, convaincu que l'opposition ne guérirait pas de sitôt de sa cécité, s'emploie, par mille et un arguments de lui expliquer que l'unique carte de route qui convienne pour la Tunisie en crise (à cause des complots ourdis par l'élite, le fléau du pays à en croire l'ex-colombe premier ministre) n'est pas celle que son président R. Gannouchi venait de signer, juste pour plaire au quartette qui s'est escrimé deux mois durant pour la mettre au point, mais bien celle que le conseil de la choura, par pitié pour le peuple tunisien crédule, remet sur le tapis dans l'espoir qu'il se rendra à la raison et acceptera, les yeux fermés et la bouche cousue, le diktat du saint conseil. Le parti islamiste, l'auteur de la révolution – laquelle justement ? – n'est pas contre le dialogue, mais il n'est pas pour n'importe quel dialogue, surtout pas pour un dialogue qui lui fasse perdre son temps. Car, dans tout ce qui passe actuellement, il n'y a qu'une chose qui compte : la Nahdha, et le devenir de la Nahdha, et Rabi'a, et le devenir des frères musulmans. La Tunisie et la poignée d'hommes et de femmes qui se disent tunisiens ne figurent pas dans les préoccupations nahdhaouies. Et ils n'y ont jamais figuré. Pour ceux qui ne l'auraient pas encore compris, la Nahdha n'est pas, et ne sera jamais, dans sa facture actuelle, un parti nationaliste. C'est d'ailleurs pour cette raison que ce parti exceptionnel ne se gêne pas de se rétracter au terme de chaque accord qu'il conclut avec le menu fretin qui s'agite autour de lui pour le contraindre aux plus humiliantes des concessions. Ce que les adversaires – en fait les ennemis, car ses adversaires portent, comme lui, le label islamique – de la Nahdha n'ont pas compris, c'est que cette dernière n'a de comptes à rendre à personne, et surtout pas à cette foule obscure de laïcs revanchards qui n'apprécient pas, à sa juste valeur, la mission céleste du parti. Il est donc tout à fait normal que la Nahdha soufflette sans relâche, sans gêne et sans le moindre sentiment de culpabilité, ses interlocuteurs présumés (qui est soutenu par le Ciel n'a pas besoin des hommes) afin qu'ils se rendent compte que l'objectif, pour la réalisation duquel ils s'agitent, s'est déjà accompli : le sort de la Tunisie, de son peuple, de sa révolution dépend désormais de la Nahdha et rien que d'elle. Ainsi parlait le conseil de la Choura. Et lorsque parle ce saint conseil, il est du devoir de tout le monde de se taire, d'obéir et de remercier les hommes (les femmes dedans comme d'habitude) qui ont rendu public ses volontés célestes. Sur la question de savoir pourquoi ce conseil ne s'est pas tenu avant la signature de la carte de route du quartet, la voix autorisée de la Nahdha se permet de rappeler aux profanes, plus précisément aux goyim, c'est-à-dire aux non nahdhaouis, que le saint conseil ne décide de rien, c'est Dieu qui décide pour lui. La Nahdha, disciplinée jusqu'au bout des ongles, obéit aux injonctions divines. Il est grand temps que la société civile comprenne que le ciel ne dialogue pas avec la terre. Le rôle du ciel est de gouverner souverainement, et c'est ce que la Nahdha est en train de faire. Le rôle du ciel est de forcer un peu la main de ceux qui refusent de faire la part des choses, et c'est ce que la Nahdha est en train de faire. Sa mission est de ramener le peuple dans le droit chemin, et c'est ce que la Nahdha est en train de faire. Tous ceux qui se mettraient en travers de son chemin se feront souffleter et, à un moment de cette confrontation absurde, seront engloutis par les flammes et les laves des enfers. Il est temps que la populace comprenne que personne – en dehors de Dieu bien entendu – ne peut prétendre imposer ses volontés à la Nahdha, mais il est de son droit, à elle, et de son devoir surtout, d'imposer son diktat à tout le monde. Ceux que cette perspective n'enchante pas n'ont qu'à s'abreuver d'eau de mer. Cela leur apprendrait à savourer l'alternative nahdhaouie et à s'en contenter. Comme l'a déjà signalé R. Gannouchi, lors de la manifestation d'el-Fath, à la Casbah, la conquête de la Tunisie est désormais chose faite. Le peuple de Tunisie n'a plus qu'une chose à faire : applaudir cet exploit divin. L'opposition n'a plus qu'une chose à faire : admettre sa défaite et féliciter les gagnants. Ainsi parlait le conseil de la choura !