« On pourrait résumer l'ambition à cette définition-force : une urgence médiatisée. Elle est le processus de transformation d'une urgence, intime et privée, en feu sacré, politique et contagieux ».Vincent Cespedes, L'Ambition ou l'Epopée de soi Il y a quelques jours, vers sept heures de l'après-midi, je suis entré dans une librairie pour acheter du papier et je suis tombé sur le libraire en pleine séance de dévotion. Il aurait seulement oublié de fermer la porte de son commerce, me dis-je, ou peut-être a-t-il fait exprès de la laisser ouverte pour être surpris, par ses clients, dans cet état de sainte splendeur ! Ce spectacle anodin m'a remis en mémoire un autre, encore plus incongru, celui d'un homme priant à même le trottoir, en pleine avenue El-Kantaoui, dans le vacarme des véhicules et des passants qui le regardaient, amusés pour certains, scandalisés pour d'autres. La prière est un acte grave, ne puis-je m'empêcher de penser, qui devrait s'effectuer dans l'espace qui lui est habituellement réservé, ou dans l'intimité, à l'abri des regards indiscrets. Le croyant prie pour plaire à Dieu et non aux hommes. S'il sent le besoin de s'exhiber de la sorte, c'est qu'il aimerait mettre en évidence son profil d'homme pieux. Dans ce cas précis, ce qu'il veut, c'est donner sa piété en spectacle, de la manière la plus ostentatoire qui soit. Il va sans dire que cette théâtralisation de l'acte de prière est nécessaire à celui qui se sert de la dévotion comme d'une parure ou d'un signe de distinction, censé le rehausser aux yeux de ses contemporains. Inutile d'insister sur le caractère éminemment hypocrite, voire pervers, de cette grossière mise en scène. Cette aberration est un fait relativement neuf dans la société tunisienne. Nous pouvons affirmer, sans le moindre risque d'erreur, qu'elle a vu le jour avec la révolution et qu'elle s'est affirmée après la « victoire » électorale de l'islamisme politique et l'avènement du mouvement Ennahdha au pouvoir. Il serait peut-être excessif de parler, à ce propos, d'une stratégie concertée (ou d'un complot), mais il est indéniable que les nahdhaouis, par leur laxisme et leur indulgence douteuse, encouragent les acteurs islamistes, dont leurs propres « militants » à investir l'espace public ou, pour user d'un néologisme que nous avons forgé pour désigner ce phénomène pernicieux, de le « mosquéiser ». Les Tunisiens ne sont pas prêts d'oublier les carnavals que le mouvement de Rached Gannouchi se plaît à organiser à l'occasion de certaines fêtes (l'aïd en particulier), rassemblements et meetings politiques (que le mouvement s'arrange toujours pour convertir en action cultuelle), souvent ponctués par des scènes de prières communes spectaculaires, exécutées dans l'intention évidente d'impressionner les adversaires politiques, dits également et sciemment, ennemis de l'Islam. L'objectif est on ne peut plus évident, et il consiste en ceci : tout l'espace public est susceptible d'être – et le sera certainement – mosquéisé. S'il est possible de convertir l'environnement social en mosquée (et c'est là tout le projet d'Abou Iyadh, de Ridha Belhaj et de Rached Gannouchi ; un projet qu'ils entendent bien concrétiser dans un avenir proche), il en découlerait, entre autres, qu'il devrait être désormais régi par le même éventail de règles et d'interdits qui réglementent l'espace sacré. Aussi la place publique, le marché, l'avenue, l'hôpital, l'administration, l'école, l'université, la plage, le lupanar (fermé par décision des « croyants » à Sousse) sont-ils soumis, de gré ou de force, à la « loi » de la mosquée, c'est-à-dire, pour ceux qui ne l'ont pas encore compris, à la « Shari'a ». Cette dernière a sur eux, dans le sens littéral du terme, droit de vie et de mort. C'est dans ce cadre d'ailleurs que s'inscrit la tentative des salafistes, condamnés dernièrement à vingt ans de prison ferme, d'appliquer les préceptes de la Shari'a en matière de code pénal et ont entrepris effectivement d'amputer une main (ils se seraient contentés des doigts) et un pied à un voleur présumé, probablement pour plaire au « député » Sadok Chourou qui, sous la dôme de l'hémicycle, demandait véhémentement que soit appliquée la loi de la hiraba pour punir les « revendicards », c'est-à-dire les professionnels de la revendication abusive, à des fins strictement politiques. Le plus grave est que cette inquiétante métamorphose ne manquerait pas de secréter, tôt ou tard, son système éthique et axiologique. Le jour où l'espace public tombe dans le domaine du sacré et se mosquéise entièrement, les instances régnantes, nécessairement d'obédience islamistes, toutes tendances confondues, exigeraient des gens (plus précisément des croyants) de se comporter dans la rue comme on se comporterait dans une mosquée. Les conséquences en seront désastreuses pour tout le monde, mais surtout pour les femmes. Ces dernières seraient tenues de se vêtir décemment et seraient ainsi contraintes de porter le voile. Les croyants (qui se verraient dans l'obligation de renoncer à leur statut de citoyens), mâles et femelles réunis, seraient tenus de se comporter convenablement, de ne rien manger ou boire qui ne soit pas licite, ou halal selon le terme consacré. Entres autres obligations, la consommation des boissons alcoolisées sera, expressément et légalement, interdite. Ce scénario cauchemardesque n'est pas, comme on pourrait être tenté de le penser, le produit d'une imagination surexcitée, manifestement hostile aux vertus démocratiques et émancipatrices de l'islamisme politique, tant vantées par R. Gannouchi à ses auditeurs et « fans » américains. J'ai vécu effectivement ce calvaire en Arabie saoudite, à la fin des années quatre-vingt du siècle dernier. Dans ce pays lointain, aujourd'hui si proche de nous et si familier, la notion d'espace profane n'existe, pour ainsi dire, pas. Dès que la voix du muezzin se fait entendre, la mosquée investit, de manière on ne peut plus brutale, l'espace public qu'elle occulte littéralement. Des délégués attitrés de la mosquée, dits les moutawwa'in (une sorte de soldatesque hirsute et barbare), sillonnent les rues à la poursuite des passants qui tardent à répondre à l'appel impérieux du temple. Les prémices de cette horrible gangrène sont déjà là, bien visibles pour ceux que n'abuse point le discours de la duplicité islamiste. Je présume que les Tunisiens ont eu vent de la dernière exigence des « habitants » (le pluriel est, dans ce contexte, synonyme du collectif « tout le monde ») de Grombalia. A en croire les organes de presse, qui ont rapporté l'incroyable nouvelle, il semble que ces derniers (tous, autant qu'ils sont, les consommateurs de vin et de bière compris) se soient précipités dans les rues pour crier, haut et ferme, qu'ils n'admettent plus que les boissons alcoolisées se vendent dans les magasins de leur saint patelin ! Un autre jour, d'autres « habitants » d'une autre sainte localité exigeraient, eux, la fermeture des cafés et des restaurants aux heures des prières. Un autre jour encore, d'autres tunisiens, que l'on dirait être les Tunisiens tout court, exigeraient l'arrêt de toute sorte d'activité aux heures des prières canoniques. Peu à peu, la mort gagnerait l'espace public et finirait, un jour, par l'immobiliser complètement. Ce jour-là, il n'y aurait plus le moindre espoir. La mosquée aurait eu alors tout à fait raison de l'espace profane. C'est ce moment-là que Hamadi Jebali, soutenu par son gourou R. Gannouchi, Ridha Belhaj et Abou Iyadh appellent de leurs vœux pour pouvoir édifier enfin, sur les ruines de l'Etat national, édifié par feu Habib Bourguiba, l'édifice du sixième califat. Ce jour-là, la démocratie aux couleurs de l'islamisme pourrait prétendre s'être enfin accomplie et donné lieu au saint califat sous la bannière duquel il ferait bon « végéter », dans l'attente du salut. L'ici-bas deviendrait alors, selon l'expression consacrée, un simple passage, pour faire accéder le « croyant » vers l'au-delà. Or, on se soucie peu de l'état matériel d'un passage. Qu'il se délabre ou qu'il s'écroule complètement, cela importe peu aux yeux de ses usagers tant qu'ils auront la possibilité de « passer » effectivement de l'autre côté. Les décombres et les ruines n'ont jamais dérangé les âmes coriaces, soucieuses de leur salut. La preuve, en Somalie et en Afghanistan, tant vantée par Ridha Belhaj, les croyants ne s'en tirent pas si mal, en dépit de tout l'inconfort apparent. La Tunisie ferait autant. C'est là un modèle qui marcherait partout puisqu'il est, dans l'esprit de ses promoteurs enthousiastes, appelé à être appliqué partout dans le monde !