« Le peuple… quel autre obstacle y a-t-il à l'instruction du peuple ? La misère. Quand le peuple sera-t-il donc éclairé ? Quand il aura du pain, et que les riches et le gouvernement cesseront de soudoyer des plumes et des langues perfides pour le tromper, lorsque leur intérêt sera confondu avec celui du peuple. Quand leur intérêt sera-t-il confondu avec celui du peuple ? Jamais ! » Robespierre, Ecrits Il y a quelque chose de terriblement exaspérant dans la manière dont certains « élus » (et en particulier ceux appartenant aux éclats du Congrès pour la république et aux formations en totale déroute, comme celle, à titre d'exemple, d'Al-jomhouri) parlent du « peuple », donnant l'impression que ce dernier se tient en rangs serrés derrière eux, au garde-à-vous, prêt à se jeter sur les « contre-révolutionnaires » que ces chantres de la révolution daigneraient lui désigner du doigt. Il y a dans cette façon de s'approprier le peuple, de le réquisitionner par les poids lourds, les poids moyens et les poids plumes de l'ANC (devenue depuis longtemps déjà, une arène où, à la manière des gladiateurs des temps révolus, s'activent les croisés du printemps arabe, dans sa version tunisienne, réputée être la meilleure de toutes) quelque chose d'outrancier, de véritablement obscène. Rached Gannouchi, fort de son contingent parlementaire, se permet, à chacune de ses révélations (terme que nous préférons, pour des raisons évidentes, au vulgaire « apparitions » qu'il conviendrait de réserver aux politiciens profanes que la Providence a privés de l'insigne honneur de figurer dans le panthéon des cardinaux de Richelieu et Mazarin), de référer à celui qui, prétend-il, a honoré sa secte de presque l'intégralité de sa confiance. C'est pour cette raison que le président d'Ennahdha répugne aux modalisateurs d'usage auxquels feraient appel les politiciens qui ne se prennent pas pour des thaumaturges. C'est donc le peuple, en tant qu'entité souveraine absolue, une sorte de divinité impitoyable et tyrannique, que convoque R. Gannouchi quand il éprouve le besoin de damer le pion aux ridicules avortons, ces zéros virgule qui veulent se mesurer à la mastodonte qu'il est, ou qu'il croit être. Et c'est parce que le sheikh-leader est sincèrement convaincu que le peuple a tranché une bonne fois pour toutes qu'il ne se lasse pas d'affirmer, sur le mode péremptoire et ostentatoire d'une pythie, que son invincible confrérie remportera les prochaines élections. Les satellites du parti islamiste, qui ne l'entendent pas de cette oreille, ne s'offusquent pas, eux aussi, en dépit de leurs interminables guerres intestines, de convoquer le peuple, celui-là même que le chef de file islamiste assure avoir définitivement annexé. Dans la nébuleuse chaotique du Congrès, du Forum, d'Al-aridha, d'Al-jomhouri, il s'élève des voix, fermes et véhémentes, pour rappeler à qui voudrait bien les entendre, que le peuple sait distinguer le vrai de l'ivraie et que, le moment venu, il saura quel bulletin glisser dans les urnes ! Face aux imposants Jebali, Lareïyedh et Bhiri, les satellites osent élever les statures, non moins impressionnantes, de leurs idoles où figurent, en bonne place, Caïd Sebsi, Marzouki, Ben Jaâfar, Chebbi, Hèmdi (celui de Londres) et Ayyadi. Ces preux chevaliers croient, dur comme fer, que chacun d'eux, à l'exception des autres rivaux, a été investi de la haute mission de parler au nom du peuple et de hisser son étendard très haut, plus haut que ne pourraient le faire tous ceux qui se préparent à lui ravir le bien qui lui revient de droit. En dehors de l'hémicycle, dans les agoras et les forum de fortune, établis au cœur des mosquées réfractaires ou dans les places publiques en débandade, bien d'autres voix se font entendre, dont en particulier celles d'un Jlassi et d'un Ilmi, respectivement homme d'affaires (véreux, susurrent certaines langues malveillantes) et vendeur de légumes converti miraculeusement en prédicateur (pour servir les intérêts suprêmes de son suzerain nahdhaoui, assurent des rumeurs insistantes) dans le désordre du flux révolutionnaire. Se disant de fibre toute populaire, ces deux lascars prétendent être les mieux placés pour pénétrer jusqu'aux tréfonds de l'âme du peuple et, là, être à l'écoute de ses doléances, ses revendications et ses attentes. Dès lors, il ne faut pas s'étonner que le négoce et le mihrab se soient entendus pour crier de concert qu'il ne manque plus rien au bon peuple, pour être aux anges, que de rétablir la polygamie et la traite des blanches. Qui dit mieux ?! Le peuple, comme il ressort de ce qui précède, est dans toutes les bouches, pour étayer toutes les extravagances et toutes les abominations possibles et imaginables. Pieux aux yeux de ceux qui, comme les islamistes, ont érigé la piété en dogme politique, le peuple joue tous les rôles que ces commanditaires lui imposent gentiment, ne s'offusquant point des contradictions auxquelles il est confronté au gré des scènes sur lesquelles on lui intime l'ordre de se produire. Un et multiple, le peuple est l'arme que tout le monde prétend être capable de pointer dans la direction des malfrats qui convoitent son royaume ou sa cité idéale ! Entre le peuple de l'intransigeant R. Gannouchi, celui de l'incorruptible Hamma Hammami, celui encore du lunatique Abderraouf Ayyadi ou celui enfin du fantasque Adel Ilmi, pour ne parler que des figures les plus caractéristiques, les dignes habitants de la Tunisie sont en droit de se poser des questions sur la santé mentale de leurs chevaliers servants ou sur la leur propre ! En effet, il est indéniable que, dans ce cirque où les masques sont de rigueur, il y ait quelque chose qui ne tourne pas rond ou quelqu'un qui n'est pas à sa place ou, mieux encore, qui est carrément de trop. Les habitants de la Tunisie, qui sont censés être le peuple, interpellés par tant de serviteurs bénévoles, ne se reconnaissent dans aucun de ces masques grotesques que ces Rodrigue austères du printemps arabe se plaisent à leur plaquer sur le visage. Les humbles habitants de la Tunisie conseillent donc à leurs serviteurs bénévoles de ne jamais plus se hasarder sur une tribune, un minbar ou un plateau de télévision sans une pancarte bien en vue, sur laquelle les Tunisiens – tous les tunisiens – auraient le loisir de lire l'inscription suivante : Cherche désespérément Peuple Tunisien !