La nouvelle économie est de plus en plus une économie immatérielle. Les organisations (et les nations) qui se développent sont celles capables de maîtriser l'information et utiliser à bon escient leur connaissance. Cependant, si l'information et la connaissance sont considérées comme deux atouts majeurs dans toute production de biens et de services, le rôle joué par l'une et l'autre, leurs effets et leurs finalités sont souvent mal définis. Certains analystes considèrent que la connaissance et l'information seraient synonymes et que l'information est simplement un «type de connaissance». Pourtant, la connaissance, dans sa substance comme dans sa démarche, n'est pas l'information. Elle ne procède pas de la même logique et ne présume pas des mêmes conditions. Connaître est une opération dynamique et suppose des capacités de mémorisation et de raisonnement. Résultat d'un flux continu d'expériences, de praxis, d'analyse et d'ouverture sur l'environnement, la connaissance serait plutôt une capacité cognitive, un potentiel d'apprentissage à même d'inférer de nouvelles informations et connaissances. Pour cette raison, à chaque nouvelle prise de connaissance (co-naissance), l'individu connaissant renaît de nouveau. Sa manière de percevoir change, ses significations et ses actions aussi. Informer, par contre, serait simplement une action visant à donner une forme aux données recueillies. C'est un processus de formatage et d'organisation d'une classe de signaux souvent inertes. Ainsi, prendre connaissance d'une information, c'est chercher à la traduire au regard d'une sensibilité préalable. A partir de son schéma perceptuel, l'individu interprète le réel et forme ses significations. La connaissance serait une capacité de réponse, le produit d'informations traduites à la lumière d'une structure d'accueil préalable. Le plus essentiel ne réside donc pas dans l'utilisation, le stockage et la transmission des informations mais plutôt dans la construction de sensibilités appropriées à même de traduire mieux et plus vite les informations collectées. Cette sensibilité est une construction qui se forme par les apprentissages. Le savoir apprendre est aujourd'hui une question cruciale pour réussir l'action. Sans un tel savoir apprendre, appuyé par un management des ressources humaines idoine, les informations collectées et l'ensemble des technologies de l'information (TI) ne seraient que d'un apport marginal. Plusieurs enquêtes l'affirment... Pour l'analyse, nous rappelons quelques pratiques de gestion de connaissance dans les entreprises. Les TI : formalisation des savoirs et accessibilité Les TI (l'intranet, les data warehouse, les groupware, les systèmes experts, les agents intelligents et autres programmes informatiques), englobent l'ensemble des outils et systèmes d'information acquis et développés par une organisation en vue de gérer ses informations et expertises, de les formaliser, les développer et les faire partager. En formalisant ses pratiques et procédures de travail, l'entreprise cherche à réaliser deux objectifs majeurs : sauvegarder son savoir-faire des déperditions éventuelles, d'une part, normaliser son fonctionnement et routiniser l'agir de ses collaborateurs, d'autre part. La formalisation autorise l'avènement d'une communauté de producteurs bien au courant de ce qu'il est à faire et à ne pas faire et confère à l'organisation une capacité de contrôle et d'anticipation. En consignant ses expertises, l'unité assure une continuité dans ses fonctionnements et un meilleur apprentissage pour ses membres. Par exemple, la compagnie Texas Instruments paie un prix fort pour reconstruire de nouvelles pratiques à mettre à la disposition des nouveaux employés alors que celle-ci sont déjà créées, testées et validées, mais simplement oubliées. Cependant, par une telle formalisation des pratiques et procédures, les adeptes des TI croient que le savoir-faire à consigner serait une somme d'informations apparentes et facilement formalisables et transférables. Mais, faut-il le rappeler, dans tout savoir, il y a deux dimensions, l'une explicite et observable, et l'autre, tacite et difficilement saisissable. Inscrite dans l'agir quotidien de ses détenteurs, dans ce tour de main difficilement communicable, la dimension tacite se construit par des retouches successives et incrémentales et à la faveur d'une expérimentation parfois longue et de conditions d'assimilation propres. Fugace et imperceptible, un tel savoir ne peut se laisser totalement «congeler&ra quo; par les TI. Pourtant, ce sont ces connaissances informelles qui confèrent à l'organisation son avantage comparatif. Connaissance et information : quel apprentissage? Les TI sont capables de formaliser les savoirs explicites, de les conserver et les mettre à la disposition des participants, en cas de besoin. Au regard de ce référentiel, les travailleurs, particulièrement les nouvelles recrues, conforment leur manière de procéder et uniformisent leurs actions. Un référentiel établi sert toujours pour canoniser l'action et contrôler toute dissidence. En outre, pris dans le flux de l'activité quotidienne, les utilisateurs font souvent confiance à ces archétypes et ne se posent plus de question quant à leur portée et leur pertinence. Pour certaines entreprises, la force de leurs procédures et de leurs pratiques est telle que tout changement serait une oeuvre ardu e. Parce qu'elles regardent trop souvent dans le rétroviseur pour entamer l'action, ces entreprises avancent à reculons, s'inscrivent dans la routine et l'inefficience. Ainsi, la consignation des informations et leur accessibilité ne pouvaient suffire à développer le champ de connaissance des individus, à leur faire apprendre à agir autrement. Pour traduire ces informations en une connaissance productive, certains préalables sont à réunir, des conditions d'apprentissage opportunes et favorables. L'informatisation serait, simplement, un faire savoir dont le but est de façonner, d'instruire un mode d'action. Par contre, le faire connaître cherche à revisiter l'ordre cognitif, à ajuster ses termes de référence et ses ancrages pour permettre un savoir-faire différent. Ainsi, une formation au sein de l'entreprise ou à l'Université ; basée sur la simple acquisition d'une multitude d'informations ou sur la maîtrise des TI ne peut autoriser qu'un apprentissage formel et marginal. Cette formation touche la forme et permet tout au plus la reproduction des pratiques établies. Une telle formation serait simplement reproductive et ne permet pas de préparer les bénéficiaires à voir et à faire autrement. Par contre, une formation permettant la prise de connaissance, apprenante, capable de toucher l'ordre cognitif, la sensibilité d'accueil des individus, celle-ci autorise la construction de nouveaux référents et une modification dans l'être et le faire des apprenants. Un tel apprentissage connaissant est dit radical et transformationnel ; il est novateur et rompt avec les démarches habituelles. L'engagement des travailleurs, un préalable aux TI En investissant dans l'infrastructure technologique et en cherchant à formaliser et à stocker les expertises apparentes, les organisations cherchent d'abord à conserver leur patrimoine immatériel et à parer à tout risque de déperdition ou de copiage. Mais une telle action de conservation nécessite au préalable le consentement et l'implication de ceux qui détiennent ces savoir-faire. Sans l'engagement des ressources humaines à faire consigner leurs pratiques et expertises, il ne serait pas possible de les extérioriser et formaliser. Pour les travailleurs, l'expertise qu'ils détiennent est leur ressource cruciale et leur force de négociation. Dans un marché marqué par l a compétition, se défaire de son expertise et la partager, c'est renoncer à une marge de manuvre stratégique. Ainsi, pour des raisons de sécurité ou claniques, plusieurs travailleurs refusent de dévoiler entièrement leur savoir-faire et s'ingénient à garder des zones d'ombre, des espaces privés à faire prévaloir en cas de besoin. C'est pourquoi, pour réussir une stratégie d'externalisation et de formalisation des connaissances disponibles au sein d'une organisation, il faut que les deux parties -la partie donnante (les travailleurs experts), et la partie réceptrice (le management)- gagnent dans ces transactions. Pour ce faire, une confiance éprouvée entre les membres et une complémentarité d'intérêt entre le management et les ressources humaines seraient nécessaires. Et la création d'une communauté de producteurs solidaires et communicatifs n'est pas une affaire de TI ; elle est plutôt la consécration d'une gouvernance de ressources humaines appropriée. Sans l'engagement du personnel à faire partager ses savoirs et ses savoir-faire, il ne peut y avoir fécondation de nouvelles idées et développement de l'intelligence individuelle et collective. Pour conclure, s'il est évident, aujourd'hui, que les TI offrent des opportunités essentielles de traitement, de conservation et de mise en partage des informations, celles-ci ne peuvent, à elles seules, donner lieu à la production d'une connaissance distinctive. Les TI gèrent l'information et la génèrent mais ne peuvent pas inférer une réelle capacité cognitive. Les modes d'apprentissage de l'entreprise et son management des ressources humaines sont ainsi plus qu'essentiels pour réussir. * Professeur à l'ISG de Tunis