Il est admis aujourd'hui que le développement et la croissance d'un pays reposent principalement sur la performance et le succès de ses entités économiques. Plus les entreprises sont performantes et compétitives, plus le pays est riche et prospère. Cependant, pour parvenir à ce stade, plusieurs conditions sont à réunir, dont la plus importante est de disposer d'un personnel qualifié et travailleur. En effet, pour tous les analystes, ce ne sont ni les machines, ni les finances, ni les technologies de l'information et de la communication et encore moins les ressources naturelles, qui peuvent seules garantir un développement économique durable. Parce qu'il n'y a de richesse que d'hommes, les ressources humaines sont, de l'avis de tous, le levier central dans toute action de production et de création. Néanmoins, pour révéler chez ces hommes et de ces femmes leurs sources de richesses et non pas de gaspillages et de dysfonctionnements, la réussite de leur gestion est un préalable primordial. C'est là, aujourd'hui, une évidence partagée par l'ensemble des opérateurs économiques, sociaux et politiques. Pour en savoir plus sur la place qu'occupe le facteur travail dans l'entreprise tunisienne, nous avons entrepris une enquête auprès de cadres et enseignants universitaires exerçant dans la fonction Ressources Humaines. Qu'est-ce que la gestion des ressources humaines (GRH) ? Quelles sont ses attributions et comment est-elle perçue ? Quel effet peut avoir la législation du travail sur les travailleurs et leur implication ? Telles sont les thématiques que nous avons cherché à élucider. Nous avons préféré, dans cette enquête, restreindre le champ de l'observation et privilégier davantage l'analyse que l'élargissement de la population enquêtée. Les di x interviewés qui ont bien voulu répondre à nos questions exercent dans le secteur des services (banques), l'industrie (production laitière et confection), dans une association de responsables de formation et RH (ARFORGHE), ainsi que des professeurs enseignant la GRH [1]. 1. La GRH dans les PME tunisiennes La GRH, une fonction encore marginale dans les PME Parce que l'économie tunisienne est essentiellement fondée sur des entreprises de petites et moyennes tailles (appelées PME), nous avons cherché à comprendre comment la fonction GRH y est exercée et perçue par ses responsables. Pour la plupart des interviewés, l'importance de cette fonction paraît souvent relative. Pour certains, elle est même carrément «marginale ou négligée» : « pour certains patrons, la fonction GRH est souvent perçue comme une unité ayant pour principale mission le contrôle et le suivi de la présence et des absences du personnel. Dotée uniquement d'un rôle administratif, la GRH est confinée à l'administration du personnel, c'est-à-dire à le suivre et à le contrôler». Ainsi, ajoute un autre interviewé, le responsable des travailleurs est d'abord «un gardien de la législation», un «douanier qui surveille le mouvement des employés, leurs entrées et leurs sorties». La GRH, c'est quoi au juste ? Au regard de ces attributions, nous avons cherché à comprendre ce qu'est au juste, à leurs yeux, la GRH. Comment la définissent-ils ? D'après l'ensemble de nos interviewés, la GRH est une fonction qui a pour principale mission «l'optimisation des ressources humaines», «le développement de la capacité ; matérielle et immatérielle des travailleurs pour garantir au mieux l'efficience et l'efficacité de l'entreprise». Cependant, selon plusieurs d'entre eux, cette perception élargie de la GRH ne trouve pas nécessairement place dans les PME. Et d'ajouter, le plus souvent, que la GRH se limite principalement à la réalisation de tâches d'exécution : il s'agit d'une simple administration du personnel, avec des activités comme le recrutement, la paie, la discipline, la distribution des tenues de travail, les activités sociales, les congés et les absences, ainsi que la formation. «Théoriquement, ce sont ces attributions que nous assumons, mais en pratique, pas toutes. Je ne fais du recrutement que sa partie administrative pour ouvrir le dossier et veiller sur sa dimension réglementaire Pareillement pour la carrière, la formation . Je ne fais qu'arrêter les listes et transmettre les noms des bénéficiaires ». Pourtant, la GRH est tout autre chose. Selon le professeur de l'ISG (Institut supérieur de gestion), «la GRH est un ensemble de valeurs et d'actions ayant pour but de mieux comprendre les représentations des acteurs ; les cerner pour mieux orienter leurs comportements». C'est, ajoute-t-il, «une fonction qui cherche à attirer les meilleurs des candidats, à les retenir au sein de l'unité et surtout à développer leur compétence et leur habilité». Les responsables GRH sont ainsi appelés à «apprécier l'apport de chacun, à reconvertir les qualifications en cas de changement et à favoriser l'apprentissage. Bref, le responsable des RH a pour mission le développement de la compétence productive de chacun pour accomplir au mieux son travail et ses responsabilités». « Le temps où la GRH était simplement une cellule de contrôle et d'administration est bien révolu. Aujourd'hui, une véritable GRH est celle capable de mobiliser et de féconder les intelligences individuelles et collectives», conclut-il. Trop de proximité nuit à l'objectivité Par ailleurs, selon plusieurs cadres d'entreprise, la fonction GRH dans les PME paraît être handicapée par un autre phénomène : la proximité des dirigeants avec leurs employés. «Dans les petites entreprises, surtout, le patron connaît chacun des ouvriers, sa famille et ses origines », «c'est lui qui les a recrutés, placés dans la hiérarchie. C'est lui le véritable gestionnaire du personnel». Mais, ajoute un cadre d'une certaine ancienneté, «ces relations particulières et continues avec les employés rendent leur gestion objective et rationnelle difficile, sinon impossible. Dans pareil cas, le responsable du personnel ne fait que suivre les instructions venant d'en haut. Il lui arrive même de ne plus avoir d'autorité sur son personnel». Dans nos entreprises, ajoute un professeur de gestion à l'ISG de Tunis, «les relations extra-professionnelles décident souvent du cheminement de carrière, des promotions et de la position hiérarchique au sein de l'entreprise. L'extra-professionnel et toutes ces relations sociales et familiales et parfois régionales ( ) décident du cheminement professionnel. Et cela est très préjudiciable pour le travail et sa qualité». Pour la plupart des travailleurs, soutient un chef du personnel exerçant dans une unité industrielle, «mon pouvoir est perçu comme presque nul. D'ailleurs, quand ils ont besoin d'u ne aide, d'un congé exceptionnel, d'une augmentation, d'un recrutement , c'est au patron en personne qu'ils s'adressent et c'est lui en personne qui solutionne leurs problèmes et répond à leurs requêtes». Et de préciser, moi, je ne fais qu'exécuter ; pourtant, je connais mieux que quiconque l'ensemble des travailleurs, leur apport et leur valeur ». Selon la plupart de nos enquêtés, dans les PME, le dirigeant est le plus souvent le seul maître à bord. Il détient l'information et régit comme il l'entend son affaire. Cette situation, remarque un responsable développement des ressources humaines d'une entreprise de service, «entraîne généralement l'absence de règles claires et de critères objectifs, ce qui donne naissance à une multitude de problèmes, tels l'absentéisme, le dysfonctionnement, les disputes entre employés, la baisse de productivité et parfois même les grèves». 2. La GRH et la législation du travail De l'importance de la législation dans la conduite des travailleurs La législation du travail est une branche du droit social régissant les rapports individuels et collectifs entre employeurs et employés. Cet ensemble de lois constitue le cadre référentiel que doit respecter tout responsable des ressources humaines. En effet, le gestionnaire du personnel doit maîtriser la législation du travail pour décider et agir en conformité avec la loi et les règles d'usage. C'est pourquoi une législation adaptée et souple aurait un effet positif sur le fonctionnement des organisations. En revanche, une législation de travail rigide et dépassée ne permet pas la flexibilité requise et peut même compromettre le devenir de l'entreprise. Pour en savoir davantage sur la perception de la législation dans le contexte tunisien, nous avons demandé nos enquêtés ce qu'ils en pensent. La législation est un levier de dynamisation Une partie des interviewés estime que la législation du travail tunisienne est un «levier de dynamisation et de développement socio-économique pour l'entreprise tunisienne». Selon la présidente de l'ARFORGHE, «du moment où la législation a pour rôle de protéger les employeurs et les employés, elle ne peut que dynamiser les parties et renforcer la confiance». Elle permet de «faire respecter les droits et les devoirs des deux parties». Un autre interviewé travaillant dans le secteur industriel affirme que «la mise en place d'une grille de salaire, de carrière et de règles générales de conduite et de vie dans l'entreprise permet de rendre transparentes et prévisibles les relations entre les travailleurs et la direction. La législation permet d'éviter les conflits et les perturbations inutiles». Pour la plupart des responsables RH, «la législation est le meilleur moyen de protéger les membres et leur permettre d'accomplir au mieux leur fonction». «C'est grâce à cet ensemble de lois que l'entente et l'harmonie sont, aujourd'hui, possibles», précise la présidente. «Sans une telle protection, il y aurait inéluctablement abus et conflits préjudiciables à tout le monde», ajoute-t-elle. Trop de protection nuit à la production A l'opposé de ces affirmations, d'autres responsables, certes moins nombreux, soutiennent que la législation peut parfois devenir contraignante et présenter un obstacle à l'action des responsables RH. En effet, selon un ancien cadre travaillant dans le secteur des services, « la législation ne permet pas toujours de sanctionner correctement les employés, de différencier clairement entre ceux en situation de sous-production et ceux impliqués et qualifiés». «L'application générale d'une convention collective et d'une grille de salaires sur l'ensemble des travailleurs, c'est-à-dire de manière indifférenciée entre ceux qui avancent et ceux qui sont à la traîne, n'est pas une politique équitable et motivante. Les travailleurs sont différents en matière de compétence et de productivité, ils doivent être nécessairement rétribués différemment», ajoute-t-il. Parfois, estime un autre interviewé, «les textes juridiques ne sont pas assez clairs. Surtout quand il s'agit de définir les normes de productivité ( ). Si l'insuffisance de productivité est considérée comme une faute grave, ses critères d'évaluation ne sont pas clairement définis par la loi, et il est généralement difficile d'arriver à un consensus entre les parties sur cette question». Dans ce cas, «certaines dispositions de la loi sont contraignantes ; elles ne permettent pas de différencier entre les employés». Un responsable du personnel dans le secteur bancaire, affirme même qu'un tel «égalitarisme» peut compromettre le travail et la production et démotiver, à la longue, l'ensemble du personnel. Pour le professeur de GRH, «parce que le marché est caractérisé par les ruptures et les perturbations, la législation du travail doit nécessairement suivre et s'y adapter. Il y va de la pérennité et du développement des entreprises tunisiennes. C'est pourquoi il faut donner plus de liberté aux gestionnaires en général et aux gestionnaires RH en particulier. La législation du travail et l'ensemble des règles doivent laisser une marge de manuvre pour réajuster les décisions et revoir les stratégies. On ne peut gérer sans liberté de choix et de décision». «Certes, cette liberté d'action doit être évaluée et appréciée en fonction des résultats visés et obtenus. C'est une liberté conditionnée, soumise à certaines conditions d'efficience», précise-t-il. En dépit de l'importance qui lui est unanimement reconnue, la GRH reste ainsi, dans les faits, une fonction marginalisée au sein des PME tunisiennes. Souvent circonscrite à ses aspects administratifs et législatifs, la GRH peine à s'affirmer et à revendiquer sa légitimité. Or, dans le cadre d'une compétition économique de plus en plus rigoureuse, il y a urgence à réhabiliter le rôle et les attributions de la GRH. A passer d'une logique administrative de supervision à une fonction de dynamisation et de veille stratégique. La législation du travail peut y contribuer grandement par une flexibilité accrue et une actualisation régulière, au diapason des mutations économiques actuelles. Khadija GAHA, Samar BEN ARFA et Emna BOUSTANGI (Master GRH ISG Tunis