19 janvier 2021. Il y a dix ans, les Tunisiens avaient manifesté pour la dissolution du pouvoir actuel et pour l'instauration d'un nouveau régime. En réalité, nombre de ceux qui étaient sortis dans la rue ne savaient pas ce qu'un nouveau régime devait être. Ils voulaient simplement que le pouvoir en place – autrement dit l'ancien défunt président Ben Ali et sa famille – quittent le pouvoir. Chose faite, mais les choses ne vont guère mieux. En 2011, nous avions voté pour une assemblée nationale constituante, avons élu des personnes pour rédiger « la meilleure constitution du monde » - truffée de pièges et de lectures diverses et variées – et avons mis en place une sorte de régime hybride. A mi-chemin entre le présidentiel et le parlementaire, de sorte à éviter l'hégémonie au pouvoir et de disperser le centre de contrôle. De sorte à éviter que le pouvoir ne tombe à nouveau entre les mains d'une seule personne – ou d'une seule et unique partie. Une manière d'éviter de reproduire les erreurs du passé.
Aujourd'hui, des appels émanent pour changer le régime politique en place, dissoudre le Parlement et les partis politiques et revenir à un régime présidentiel. Derrière cet appel, un échec tonitruant du pouvoir politique en place. Mais est-ce une raison pour faire table rase et tout recommencer ? Derrière ces appels, la conviction – encore elle – que la seule chose qui puisse sauver le pays dans l'état actuel des choses est « une personne forte », ayant « la poigne et le sens politique nécessaires » pour mener à bien la barque d'une Tunisie vacillante.
Des mouvements de colère ont secoué le pays, presque en entier, depuis quelques jours. L'étincelle coïncide avec la commémoration des 10 ans de la révolution, mais il serait simpliste de restreindre ces « émeutes » à cette quelconque commémoration. S'agit-il d'actes de grabuges et de vandalisme « commandités afin d'affaiblir le pouvoir en place » ? S'agit-il tout simplement du désenchantement général et de la grogne populaire qui est à bout ? Pas de revendications ni de slogans structurés, une colère visible contre le pouvoir et une violence diffuse contre les forces de l'ordre. Est-ce un mouvement de ras-le-bol de certains quartiers populaires face à l'isolement social, économique et infrastructurel des zones périphériques des grandes villes, souvent marginalisées et longtemps ignorées ? Il s'agit en fait de tout cela à la fois. Penser que derrière ces émeutes, se cache un simple mouvement de colère isolé, serait trop simple. Idem pour ceux qui pensent que des parties, tapies dans l'ombre sont les instigatrices d'un mouvement populaire qui n'existe pas. Ou qui estiment que la répression sécuritaire peut constituer la seule et unique réponse de l'Etat.
Le chef de l'Etat, après un long et oppressant silence, a jugé bon de se déplacer sur place et de discuter avec les jeunes en colère. S'offrant (en pleine pandémie, mais ça c'est une autre histoire) un bain de foule, il a profité de l'occasion pour distiller ses slogans et, au passage, faire dire aux jeunes en colère ce que lui a envie de dire. S'il leur dit « ne laissez personne vous utiliser », il n'hésite pas à le faire lui-même. « Dissoudre le Parlement ! Interdire les partis politiques ! » Voici les slogans que la vidéo de la présidence laisse passer à la fin de son enregistrement…en prenant soin d'ignorer les autres demandes. Mais Kaïs Saïed ne va pas très loin. Il ne quitte pas sa zone de confort et choisit de faire un tour dans son ancien quartier pour faire dire à ces anciens voisins ce que lui a envie de dire.
Ce que fait le chef du gouvernement aujourd'hui n'en est pas très différent. Estimer, en pleine effervescence sociale, que les mouvements de colère « ne sont pas innocents », c'est méconnaitre le malheur du peuple et manquer de discernement…et de respect.
Est-ce que les habitants de Mnihla que Kaïs Saïed est allé rencontrer représentent les jeunes protestataires? Est-ce que les casseurs dont parle Hichem Mechichi représentent le mouvement général? Est-ce que changer le régime politique est réellement une revendication populaire ? Ou est-ce, tout simplement, la réponse de la classe politique pour justifier son propre échec?
En réalité, il existe une réelle déconnexion entre le débat politique et les revendications populaires. Les citoyens en colère ne s'intéressent pas plus au régime politique qu'au, au fond et tout simplement, à un changement structurel, social et économique, et à un régime politique plus clair….et, pourquoi pas, plus familier et qu'ils pourraient comprendre. Un président tout puissant, un homme à poigne, à qui ils pourraient s'en prendre en cas d'échec. Et non un pouvoir qui s'effrite et un Parlement qui gaspille les précieux deniers – et le temps – publics à s'entretuer.
Le constat le plus parlant est que le peuple tunisien, constitué en grande partie de jeunes, est désabusé et n'a plus confiance. La déconnexion entre le pouvoir et une partie du peuple, la classe politique et les citoyens marginalisés, est plus que jamais parlante et la succession de crises devra pousser à remettre en question le pouvoir en place. Faut-il changer de régime ? Faut-il donner tous les pouvoirs à une seule partie même si nous n'avons pas confiance en ceux qui gouvernent ?
Il est clair que certaines personnes doivent absolument quitter la scène politique actuelle. Ceux qui ont échoué et dont l'échec est tonitruant et traine avec lui tout le pays vers le fond de la violence. Encore faut-il qu'ils arrivent à écouter la grogne populaire…