Les menaces de « guerre civile » reviennent en force. Une déclaration du porte-parole d'Ennahdha était presque passée inaperçue hier, tant elle est récurrente. Fathi Ayadi avait déclaré sur Midi Show que les récents propos de Kaïs Saïed pouvaient précipiter le pays dans une guerre civile. Des mises en garde peu étrangères au parti islamiste. Rached Ghannouchi a, en effet, plus d'une fois, évoqué le risque d'une guerre civile à chaque fois qu'on avait essayé d'exclure Ennahdha de la scène politique, lui renvoyant au visage les accusations d'assassinats politiques et d'appareil armé secret qui pèsent sur le parti.
Force est de reconnaitre que le parti de Rached Ghannouchi se sent menacé et qu'il a peur. Le chef de l'Etat ne cesse de déclarer - de plus en plus ouvertement - la guerre au parti qui l'avait autrefois soutenu. Un soutien dont il n'a jamais réellement voulu mais qui avait été le bienvenu pour le porter à Carthage en 2019. Mais, à qui profite le crime ? Les dernières fuites d'informations et enregistrements, publiés par le – pas très innocent – Rached Khiari, rendent service au parti islamiste qui ne serait pas complètement étranger à ces manœuvres. Qui est Rached Khiari ? Un élu indépendant proche des islamistes ? Ou un ancien Al Karama, coalition qui n'a pas tardé à montrer son réel visage une fois élue au Parlement ? Plutôt les deux à la fois. Rien ne rendrait, en effet, plus service au parti Ennahdha que d'habiller Kaïs Saïed – celui qui se proclame le fils du peuple et son sauveur – de l'image du putschiste qui viole la constitution et fait main basse sur des pouvoirs qui ne sont pas siens.
Ces dernières années, Ennahdha n'a cherché qu'à trouver un allié, un protecteur qui saurait garder ses cadavres bien cachés dans leurs placards et ne viendrait pas fouiller dans ses sales affaires. Kaïs Saïed a prouvé qu'il n'était pas ce protecteur-là, il est donc devenu en peu de temps l'homme à abattre. Mais, le chef de l'Etat est loin d'être ce bon samaritain empli de bonnes intentions qui ne chercherait qu'à sauver le pays. Il est, lui-aussi, en train de régler ses comptes politiques et de protéger sa place. Il suffit de regarder les contradictions dans ses positions et leur timing pour se rendre compte qu'il ne le fait que parce qu'il se sent, lui-aussi, tout aussi menacé. Ces luttes politiques n'émanent, en effet, d'aucun principe ou noble dessin, mais de simples règlements de comptes et de guerre d'égos et de survie.
Ennadha n'est certes pas le seul à parler de « guerre civile ». Dans le bal des politiques, on met en garde contre « l'effritement de l'Etat démocratique », on dénonce « des propos putschistes », « des paroles hors contexte », « une lecture farfelue du texte constitutionnel » avec pour finalité de « faire vaciller les institutions de l'Etat », « de fragiliser l'expérience démocratique » et, au final, « engendrer une véritable guerre civile ».
Si la guerre civile est réellement à nos portes, si les institutions de l'Etat sont fragiles et si l'expérience démocratique est menacée, ce n'est pas à cause des déclarations d'il y a deux jours. Ni même de celles qui les ont précédées ces derniers mois. Ces tiraillements de basse-cour et ces enfantillages ne sont que la piètre continuité de ce qu'on a observé sur la scène politique ces dernières années. Tous ceux qui se sont succédé au pouvoir n'ont fait que creuser et précipiter la chute de cet Etat sans piliers, grignotant, chaque jour, le peu de confiance que le citoyen a encore en ses gouvernants et en les institutions de l'Etat. Ils ressortent aujourd'hui l'épouvantail de la guerre civile parce qu'ils se sentent menacés. La menace de ne plus être là au pouvoir demain, de ne plus avoir à se différencier de ceux-là même qu'ils critiquent ou celle, plus grande encore, que leur incompétence et leur échec soient encore plus retentissants.
Le citoyen n'essaye plus de comprendre aujourd'hui qui a tort et qui a raison. Ce qui arrive entre Kaïs Saïed et Hichem Mechichi n'est qu'un remake farfelu du feuilleton Béji Caïd Essebsi-Youssef Chahed et qui rappellerait tristement celui de Moncef Marzouki vs Hamadi Jebali. Pourquoi s'étonner outre-mesure aujourd'hui de voir les garants de la stabilité de l'Etat rivaliser en viles manœuvres pour la mettre à terre, eux qui n'ont eu de cesse de le faire au fil des années ? Comment voulez-vous que le citoyen ait confiance alors qu'il fait la queue dans une administration qui ne fait que l'envoyer balader ? Comment avoir confiance si le gouvernement annonce des délais qu'il n'est lui-même pas capable de respecter ? Comment avoir confiance si des mesures sont annoncées aujourd'hui puis annulées 48 heures après ensuite rétablies – à moitié – une semaine plus tard ? Comment avoir confiance si l'Etat se désengage de ses responsabilités pour jeter la balle aux citoyens, leur demandant clairement de se protéger eux-mêmes et de se débrouiller pour pallier son incompétence ? C'est là où réside la véritable guerre civile qui ne fait que bouillir depuis des années et qui n'a rien à voir avec le nom de celui qui prendra le pouvoir des forces armées, de ceux qui siègeront à la cour constitutionnelle, des discours pompeux du chef de l'Etat ou des sombres dossiers cachés par Ennahdha. Et puis, ceux qui parlent de faire la guerre, devraient au moins en avoir les moyens...