Euphorie dans plusieurs villes tunisiennes hier soir après le discours du président de la République annonçant le gel de l'assemblée, la levée de l'immunité des parlementaires, le limogeage du chef du gouvernement et la présidence du parquet. Malgré le couvre-feu et le confinement obligatoire, les Tunisiens sont sortis en masse applaudir Kaïs Saïed et ses décisions historiques. C'en est fini avec les islamistes, c'en est fini avec leur népotisme, leur corruption et leur mépris de la loi et de la justice. Depuis les élections d'octobre 2019, qui ont vu monter les islamistes d'Ennahdha (561.000 voix, 19,63%) et les islamistes radicaux d'Al Karama (169.000 voix, 5,94%), nous vivons un véritable enfer en Tunisie. L'Etat est en déliquescence totale, l'économie bat de l'aile, l'endettement du pays a atteint des records et la situation sanitaire est catastrophique (19.000 décès). Les politiques censés trouver des solutions de sortie de crise sont devenus la source des crises. Le ras-le-bol est généralisé et c'est dans l'ordre normal des choses que le pays a vu tout au long de la journée d'hier des manifestations hostiles au régime et aux islamistes. Plusieurs antennes régionales d'Ennahdha ont été saccagées par des manifestants en colère. Réagissant de suite, le président de la République a pris des décisions le soir même. Des décisions basées sur une interprétation saugrenue de l'article 80 de la Constitution et qui s'apparentent théoriquement, à première vue, à un coup d'Etat. Ces décisions radicales ont cependant le mérite d'être populaires, puisqu'elles ont été applaudies de suite par des foules sorties spontanément dans les rues juste après. Coup d'Etat, oui mais. Mais le peuple applaudit et c'est au peuple de décider de son sort. Partant de notre ligne éditoriale anti-islamiste et défendant ardemment la supériorité de la justice, nous ne pouvions que nous réjouir, hier, des décisions présidentielles. Enfin, quelqu'un va nous débarrasser des islamistes, quelqu'un qui va lever l'immunité de députés bandits et hors la loi, quelqu'un qui va appliquer la justice aveuglément, quelqu'un qui va mettre un terme à l'impunité. C'était réjouissant sur le coup que de penser que la Tunisie puisse être sauvée par ces simples décisions présidentielles. Réjouissant de penser que notre démocratie, qui n'avait de démocratie que le nom, puisse avoir un nouveau souffle avec l'élimination des islamistes qui l'ont utilisée pour leurs fins personnelles et qui ont tout fait pour la tuer.
Réjouissant, oui, mais simpliste. Car l'euphorie du moment de voir les islamistes corrompus disparaitre du paysage va laisser place au raisonnement froid et sensé. Il faut juste un peu de recul, un peu de hauteur. Qu'est-ce qui distingue les pays démocratiques des pays qui ne le sont pas ? Réponse : le simple fait de respecter la constitution et les lois. Dès lors qu'on viole la constitution, on cesse d'être un pays démocratique. Alors oui, c'est bien beau que de voir des milliers, et même des millions, de Tunisiens se réjouir des décisions présidentielles d'hier, il n'en demeure pas moins que l'on fait face à un coup d'Etat, que l'on fait face à une violation flagrante de la constitution, que l'on fait face à la mort réelle et immédiate de notre jeune démocratie. Ce qu'a fait Kaïs Saïed hier est identique à ce qu'a fait Zine El Abidine Ben Ali en 1987 et ce qu'ont fait plusieurs dans les pays africains : un coup d'état de velours, sans effusion de sang (pour le moment). Applaudir Kaïs Saïed pour ce qu'il a fait revient à applaudir la fin de la démocratie et la renaissance de la dictature. Elle ne sera même pas éclairée cette fois, car Kaïs Saïed n'a rien d'un homme éclairé, n'a rien d'un homme d'Etat. La crise politique dans laquelle vit le pays, Kaïs Saïed en est responsable pour une bonne partie. Oui, les islamistes sont mauvais, corrompus et tout ce que vous voulez ; oui, Hichem Mechichi est médiocre, incapable, marionnette des islamistes, c'est indéniable, mais Kaïs Saïed est loin d'être le saint. C'est bien lui qui a ramené un chef du gouvernement non choisi par les partis représentés au parlement (Elyes Fakhfakh). C'est bien lui qui a ramené un second chef du gouvernement totalement inconnu et non choisi par les partis (Hichem Mechichi). C'est bien Kaïs Saïed qui a révisé son propre choix avant même que Mechichi n'occupe ses fonctions. C'est bien lui qui a ramené des ministres incapables tels Walid Zidi ou Faouzi Mehdi. C'est bien lui qui se permet des bains de foule sans masque et qui a attendu des mois pour se faire vacciner contre le covid. C'est bien lui qui, en vingt mois à Carthage, n'a déposé aucun projet de loi pour faire sortir le pays de la misère dans laquelle il se débat. C'est bien lui qui a refusé la prestation de serment des nouveaux ministres sur la base de simples suspicions de corruption de quelques uns parmi eux. C'est bien lui qui ignore ce qu'est la présomption d'innocence et condamne sans juger. C'est bien lui qu'on traitait de « zaqafouna ». C'est bien lui qui, la semaine dernière, criait au complot ourdi quand des Tunisiens ont répondu oui massivement à la journée portes ouvertes organisée le jour de l'aïd. C'est bien lui dont on remettait en question la santé mentale. C'est bien lui qui a fait condamner à de la prison ferme un blogueur pour un post Facebook.
Kaïs Saïed est loin, très loin, d'être un bon président, un éclairé, l'homme providence. Il n'a rien de cela, absolument rien. Quand bien même il serait un génie et un saint, en aucun cas il ne devrait être autorisé à exécuter un coup d'état, quelles que soient ses intentions. Ce qu'il a fait hier est surréaliste. Il s'est arrogé tous les pouvoirs d'un coup : le législatif, l'exécutif et le judiciaire. Même Ben Ali n'a pas osé cela ! Il a décidé, d'un coup, de lever l'immunité des parlementaires, alors qu'aucune loi ou constitution au monde n'autorise ce genre d'acte. Il a mobilisé l'armée au parlement pour interdire à son président d'y accéder ! Malgré ce constat alarmant, il demeure encore de l'espoir qui nous empêche, à Business News, d'aller vite en besogne. Kaïs Saïed a estimé, à raison, que des mesures urgentes doivent être prises. Il a interprété à sa manière la constitution et a continué à jurer qu'il n'allait pas la violer. Les mesures qu'il a prises, et ceci est annoncé dans le communiqué de la présidence, sont valables un mois. Théoriquement, et si on croit à ce qu'il nous dit, il s'est donné un délai d'un mois pour mettre en prison les hors-la-loi et trouver un chef du gouvernement capable de rétablir la situation sanitaire et économique du pays. La question est : et si on lui donnait sa chance de réussir sa mission, de sauver le pays et ses institutions, de nous débarrasser des députés corrompus et des ministres suspects et incompétents ? Et si au bout d'un mois Kaïs Saïed rouvrait les portes de l'assemblée pour que les députés (propres) reprennent leur travail normalement, comme l'exige toute vie démocratique ? La notion du coup d'Etat prendrait tout son sens si et seulement si les mesures s'inscrivent dans le temps et dépassent le délai (constitutionnel) d'un mois. La notion du coup d'Etat prendrait son sens s'il y a des relais de Kaïs Saïed sur le terrain, capables de diriger, sous son autorité, les institutions du pays. Or Kaïs Saïed n'a aucun relai politique, n'a pas de parti et n'a pas de carnet d'adresses dans lequel il peut puiser pour nommer des ministres, des gouverneurs, des directeurs généraux, des délégués, des omdas…
En dépit de tout ce qu'on pense de Kaïs Saïed, l'adage exige de « suivre le voleur jusqu'au pas de son domicile ». La ferveur populaire observée hier soir, le bénéfice du doute, la limite d'un mois, la présence de contre-pouvoirs médiatiques et dans la société civile, ses propres engagements de ne pas violer la constitution, sa déclaration ferme que ce qu'il a fait n'est pas un coup d'Etat, nous font espérer que Kaïs Saïed ne franchisse pas la ligne rouge du coup d'état. Il a demandé un mois pour assainir le pays, accordons lui ce mois, car cela fait une bonne période qu'on ne demande que cela : assainir le pays. Restons, durant ce mois, vigilants pour qu'il ne s'accapare pas tous les pouvoirs d'une manière irrémédiable et pour qu'il rétablisse la légalité au bout de ce délai. On en a ras le bol de la corruption et de l'incompétence de nos politiques, une solution doit être trouvée, c'est une évidence. En aucun cas cette solution ne doit se présenter sous forme de coup d'état, car on tient à notre démocratie naissante et ceci est une autre évidence. Il n'y a pas et il ne saurait pas y avoir de oui, mais en la matière.