Le président de la République, Kaïs Saïed, semble s'être trouvé un nouveau cheval de bataille pour maintenir en haleine les millions, ou milliers, de personnes qui le soutiennent même contre toute logique. En recevant le président du Conseil supérieur de la magistrature, Youssef Bouzakher, le chef de l'Etat a martelé, à plusieurs reprises, qu'il s'agissait aujourd'hui d'assainir la justice des « cellules cancéreuses » qui l'ont infiltrée depuis des années. Le président a-t-il soudain pris conscience de l'existence d'une justice à deux vitesses, tellement corrompue qu'il n'hésite pas à le mentionner de manière aussi crue dans un contexte aussi délicat, ou bien s'agit-il d'un accès de colère devant une justice dont les jugements ne sont pas à son goût et dont les procédures faussent le besoin de célérité que souhaite le président vis-à-vis des « corrompus », « fraudeurs », « traitres » et autres « insectes » ? A une époque, la réponse à cette question n'aurait fait aucun doute. Aujourd'hui, les choses sont différentes. Le temps judiciaire n'est pas le temps politique. C'est une réalité que tout bon politicien connait. Mais le président de la République semble s'en rendre compte récemment et surtout, violemment. A un moment donné, il faut prouver et juger ceux que l'on accuse à longueur de discours de tous les maux de la terre. C'est pour cela que de vieux dossiers ont été déterrés et que le rapport de la cour des comptes sur les élections de 2019 est soudain devenu d'une urgence pressante. Mais encore une fois, on se heurte à de grandes difficultés d'application. Des difficultés que la juge de la cour des comptes, Fadhila Gargouri, s'est égosillée à expliquer et à alerter de leurs conséquences depuis 2011. Mais à ce moment-là, ce n'était pas à la mode. D'ailleurs, il serait bon de rappeler au président de la République et à ses groupies fanatisées, que ce rapport qu'ils brandissent aujourd'hui comme la preuve ultime de la sagesse de Kaïs Saïed, a été élaboré par des juges. Leur travail n'était pas du tout facile. Que doivent ressentir ces magistrats quand le président évoque l'assainissement de la justice ? Que pensent-ils quand tout un pouvoir est réduit à une saleté que l'on doit nettoyer ? Kaïs Saïed a accusé directement des centaines d'hommes et de femmes de corruption. Il a mis en doute leur crédibilité et les a mis en danger. Demain, un justiciable qui ne serait pas content pourrait s'appuyer sur les dires du président pour s'en prendre à la magistrature dans la droite lignée du « peuple veut ». Il est aussi pertinent de s'interroger sur le timing de cette déclaration. Le pays est en crise, mais le président de la République ne l'est pas, lui. Depuis le 25 juillet, la seule « avancée » notable est la publication du décret 117 du 22 septembre 2021. Ensuite, Najla Bouden a été nommée pour former un gouvernement. D'ailleurs, il faut noter qu'en plus de deux mois, le président de la République n'a avancé sur aucun dossier. Pourtant, il presse sa cheffe du gouvernement de former son équipe, elle qui n'a été nommée que depuis une semaine. Donc, il n'y a aucune avancée sur les fameuses réformes promises par le Kaïs Saïed à travers une obscure commission, dont nous ne savons rien jusque-là. L'urgence des dossiers économiques n'a d'égal que le désintérêt total de Kaïs Saïed pour cette question. Et pourtant, le chef de l'Etat consacre une réunion à la question de la justice et dispose que « la volonté du peuple ne peut se matérialiser qu'à travers la justice ». Que faut-il comprendre quand le président de la République laisse tout le reste de côté et choisit de s'occuper de justice ? Il est vrai que nous sommes loin d'avoir la meilleure justice du monde. Mais faut-il pour autant parler d'assainissement au lieu de parler de réformes ? Kaïs Saïed ignore-t-il qu'il s'agit d'abord et avant tout d'une question de moyens, et ensuite de textes ? Il semble que ce soit le cas. Ce qui est sûr par contre, c'est que le président de la République est loin d'être satisfait du rendement de la justice. Il l'avait exprimé plusieurs fois dont notamment lors d'une rencontre mémorable avec Hasna Ben Slimane, ancienne ministre intérimaire de la Justice, et Hichem Mechichi, ancien chef du gouvernement. Derrière son bureau, il avait exprimé son agacement quant à la lenteur du ministère public.
Par ailleurs, cette notion d'assainissement porte en elle les germes du totalitarisme. Cette distinction entre « propres » et « sales » légitime tout type d'intervention. En plus, cela induit que la présidence de la République est la seule institution vertueuse et irréprochable, au moins au niveau moral. Aujourd'hui c'est la justice qui a besoin d'être assainie, demain ce seront les médias qui auront besoin d'un nettoyage, ensuite on passera aux associations, tout devient possible. Le problème est que tout cela n'est pas envisagé dans une optique réformatrice mais dans une logique punitive selon des critères que seul le président déterminera. Il est clair que désigner des ennemis partout est profitable au président de la République dans sa rhétorique de lutte contre le « système » et sa volonté de montrer qu'il compte réparer les choses et réhabiliter l'ensemble du peuple tunisien. Toutefois, c'est aussi un jeu dangereux dans le sens où, à un moment donné, Kaïs Saïed ne pourra plus allumer des feux un peu partout et sera obligé de rendre des comptes à son tour. Sinon, il deviendra, lui aussi, une partie du « système », qu'il était censé combattre.