Après les hommes politiques et les médias, c'est au tour de la Banque centrale de Tunisie de tirer la sonnette d'alarme sur la situation économique désastreuse et les lendemains catastrophiques qui nous attendent. Les fans de Kaïs Saïed peuvent continuer à jouer à l'autruche, à donner un chèque en blanc au président, à dénigrer et injurier les médias et les opposants, les chiffres sont têtus et « leur » président n'a aucune baguette magique pour les embellir. Le communiqué de la Banque centrale du mercredi 6 octobre 2021 est, de loin, le plus alarmant de ces dix dernières années. Jamais, la Tunisie n'a atteint ce seuil d'alerte et, jamais, elle n'a eu si peu de visibilité sur l'avenir. Sur le plan économique, on pensait avoir atteint le fond sous la troïka. Il s'avère que c'est pire sous Kaïs Saïed. Comme il est rébarbatif et probablement inaccessible au « peuple » de Kaïs Saïed, essayons de traduire ce communiqué en langage simple.
La Banque centrale fait part de sa préoccupation concernant le tarissement aigu des ressources financières extérieures. Cela veut dire que la Tunisie n'exporte plus suffisamment pour avoir des devises et n'a plus où emprunter de l'argent.
Détérioration de la notation souveraine du pays : la Tunisie est devenue un pays à risque, c'est-à-dire un pays qui risque de ne pas pouvoir payer ses crédits. Du coup, plus personne ne veut lui prêter d'argent et ceux qui acceptent ce risque de le lui prêter vont devoir imposer des taux d'intérêts usuriers.
Eviter le financement monétaire : il ne faut pas utiliser la planche à billets, c'est-à-dire qu'il ne faut pas imprimer de l'argent. Le risque est de voir une inflation galopante, c'est-à-dire une augmentation vertigineuse des prix. C'est-à-dire que l'on pourra voir le carburant vendu à sept dinars le litre, le lait à cinq dinars le litre et le plateau d'œufs à plus de dix dinars. Le président qui attaquait les dépôts de pommes de terre, soi-disant pour empêcher la spéculation, ne pourra plus rien quand celles-ci se vendront à cinq ou six dinars le kilo.
Les réserves en devises et la gestion du taux de change du dinar : la Banque centrale ne pourra plus garder le taux du dinar à son niveau actuel. Cela veut dire que l'euro pourrait valoir, dans peu de temps, six ou sept dinars. C'est-à-dire que toutes les matières premières que nous importons verront leur prix doubler, ce qui impactera systématiquement les prix des produits, y compris ceux fabriqués en Tunisie. La tablette de chocolat se vendra à six dinars, tout comme la boite d'Efferalgan ou de Panadol. Quant aux véhicules, la voiture populaire vaudra au moins soixante mille dinars.
Dégradation des finances publiques qui pâtissent de leur situation vulnérable, ainsi que la hausse des cours internationaux du pétrole : l'Etat tunisien risque de ne plus pouvoir payer ses dettes. Ses dépenses ont grimpé et ses recettes ont chuté. Quand il a calculé son budget, il a tablé sur un prix du baril autour de 45 dollars. Aujourd'hui, le baril vaut quelque 80 dollars. Concrètement, quel impact aura cela sur l'Etat ? Il est obligé de réduire ses dépenses et toutes les hypothèses sont bonnes à étudier. Exemple, réduire les salaires des fonctionnaires de 25-30%, augmenter les impôts des privés, couper l'électricité un certain nombre d'heures par jour, rationner la consommation de carburant, interdire l'importation de certains produits non essentiels (cosmétiques, alimentaires, culturels, de loisirs…)
Effets négatifs de l'accroissement de l'endettement du secteur public auprès du système bancaire sur sa capacité à financer les opérateurs économiques : N'ayant pas trouvé des financements extérieurs pour financer son budget, l'Etat s'est tourné depuis un certain temps vers les banques tunisiennes pour boucler ses comptes. Le problème est que les capacités des banques sont limitées et elles ne vont plus pouvoir prêter de l'argent aux entreprises puisque cet argent est allé à l'Etat. C'est l'effet d'éviction. Concrètement, si les entreprises ne trouvent plus d'argent à emprunter auprès des banques, elles ne peuvent plus créer de la valeur ajoutée, elles ne peuvent plus employer du personnel, elles ne peuvent plus payer d'impôts. Cela va du petit taxi qui fait appel au leasing pour financer son véhicule aux grandes entreprises qui financent leurs investissements tout en passant par les milliers de PME qui représentent l'essentiel du tissu économique tunisien. Du coup, il n'y a plus de croissance et le chômage grimpera en pleine période d'inflation.
Le Conseil a souligné la nécessité d'accélérer la transmission des signaux clairs aux investisseurs locaux et étrangers quant au rétablissement du rythme de l'activité économique et des équilibres globaux et financiers, la consolidation de la gouvernance du secteur public, l'amélioration du climat des affaires et l'intensification des efforts d'investissement. En termes simples, il faut un gouvernement, une feuille de route et un plan d'action pour savoir où l'on va et comment on y va. Combien on va dépenser et d'où ramener l'argent pour assurer ces dépenses. Donner des signaux clairs, apaisants et rassurants aux entreprises.
Par son communiqué du mercredi 6 octobre, la Banque centrale de Tunisie a fait ce qu'elle avait à faire. Elle a prévenu le pouvoir et le peuple de la situation fort inquiétante. C'est un véritable signal d'alarme qu'elle a tiré hier. Certains médias, notamment Business News, Mosaïque et Express FM, crient au loup depuis des semaines et se trouvent injuriés et menacés par les fans de Kaïs Saïed. Idem pour quelques hommes politiques. Tous sont accusés de mettre les bâtons dans les roues du président, de l'empêcher de travailler et d'être à la solde des islamistes. Pourront-ils dire de même de la Banque centrale, elle dont le communiqué est des plus techniques et des plus cartésiens ? Kaïs Saïed pourra continuer à regarder à travers la fenêtre, réciter des poèmes et voir 1,8 million de fans lui manifester leur soutien, sa cheffe du gouvernement peut continuer à lui dire « ma chaa allah », ses fans pourront continuer à applaudir, les chiffres sont là et la grande catastrophe est à nos portes. Ils ne pourront pas dire qu'ils ne savaient pas, ils ne pourront pas dire qu'ils n'ont pas compris le contenu et la portée du communiqué de la Banque centrale.