L'information a fait l'effet d'une bombe sur la scène nationale. Vendredi 20 septembre, un groupe de députés dépose une proposition d'amendement de la loi électorale. L'objectif principal est d'évincer le tribunal administratif des litiges électoraux et de transférer ses compétences à la justice judiciaire. Du jamais vu, en pleine campagne électorale et à deux semaines du jour de l'élection présidentielle. « Il n'est pas possible du point de vue démocratique, pour la majorité au pouvoir, d'amender la loi électorale à quelques mois du scrutin. Parce que cette majorité l'amendera à sa mesure pour rester au pouvoir et exclure les rivaux (…) Il s'agit d'un assassinat de la démocratie, un assassinat de la République. Notre problème en Tunisie, c'est que les lois sont mises sur-mesure… ». C'est ce que disait le candidat Kaïs Saïed en 2019 pour dénoncer le projet d'amendement déposé par le parti du chef du gouvernement avant quatre mois de la présidentielle. « La constitution de juillet 2022 a apporté de nouvelles conditions à l'élection présidentielle et rien ne justifie d'apporter des amendements à la loi électorale. Il n'existe aucune contradiction entre les dispositions de la constitution ». C'est ce que disait le président-candidat Kaïs Saïed il y a à peine sept mois en recevant le président de l'instance électorale.
Sauf que quinze jours avant la date du scrutin prévu le 6 octobre, des députés, connus pour leur fidélité au processus du 25-Juillet, ont déposé cette proposition d'amendement. Un jour avant le dépôt, une information a fuité sur une convocation du président du parlement à Carthage. Dans la foulée, Brahim Bouderbala réunit le bureau de l'assemblée et annonce que celui-ci demeurera en session permanente jusqu'à la semaine prochaine « pour interagir avec les développements de la scène nationale ». On sait maintenant le pourquoi de cette décision et surtout l'origine de la proposition. Pour simplifier la chose, les députés, avec l'assentiment présidentiel, veulent changer les règles du jeu alors que la partie est déjà lancée. Une aberration éthique, légale et politique.
Jusque-là, le processus électoral a été le théâtre des rebondissements les plus insensés : les poursuites engagées par l'instance électorale contre de potentiels candidats qui se sont soldées par des peines de prison, des candidats déclarés qui se retrouvent, par pure coïncidence, quelques jours après leur annonce, harcelés par la justice et condamnés, des entraves procédurales à n'en plus finir, l'incarcération du candidat définitif Ayachi Zammel, l'exclusion des candidats pourtant réintégrés à la course présidentielle sur un verdict du tribunal administratif… C'est ce bras de fer juridique entre l'instance des élections et le tribunal administratif qui a motivé la proposition des députés de retirer les litiges électoraux et le contentieux des résultats à la justice administrative au profit de la justice judiciaire. En refusant d'appliquer les décisions du tribunal, pourtant définitives et sans possibilité de recours, l'Isie a non seulement décrédibilisé l'élection, mais aussi ouvert la voie à une invalidation certaine des résultats du scrutin. L'injonction du tribunal administratif était claire, si les verdicts n'étaient pas appliqués, la conséquence logique serait l'annulation. Après toutes les manœuvres entreprises pour sécuriser le chemin pour un unique candidat, le risque était trop gros et il fallait trouver le moyen d'exclure le tribunal administratif. Jouissant d'une certaine indépendance vis-à-vis de l'exécutif, il était difficile de faire pression sur les juges administratifs. La solution trouvée est donc de l'évincer et de le remplacer par la justice judiciaire « très garantie ». Dans leur motivation de cette démarche (à caractère urgent et applicable au scrutin du 6 octobre), les députés assurent vouloir « garantir l'unité du cadre judiciaire chargé des litiges électoraux, pour éviter que les différends électoraux ne conduisent à des conséquences négatives ». Il faut savoir qu'en plus du tribunal administratif, ces élus veulent retirer les compétences de la Cour des comptes en ce qui concerne le financement des campagnes. C'est à la Cour d'appel de Tunis, puis à la Cour de cassation que la mission est dévolue.
Confier le contrôle du financement des élections à la Cour d'appel et le retirer de la justice financière est illogique dans la mesure où les juges financiers sont des spécialistes en la matière. De plus, le contrôle des dépenses des campagnes électorales nécessite une logistique dont ne dispose pas la justice judiciaire. Retirer à la justice administrative le litige relatif aux candidatures et aux résultats des élections n'a aucun sens puisque cela est au cœur de sa compétence. C'est comme, par exemple, donner la compétence de traiter des affaires de corruption financière au Tribunal immobilier. Autre fait à relever, le contentieux était examiné en deuxième instance par l'assemblée plénière du tribunal administratif, c'est-à-dire par 27 juges de haut rang. Les députés donnent cette compétence à une chambre de cassation (seulement trois juges) et non pas aux chambres réunies de la Cour de cassation qui comptent un grand nombre de magistrats de haut rang, moins susceptibles de céder aux pressions. Tout est fait pour minimiser les risques. Il est donc naturel pour le pouvoir et ses députés de léguer à la justice judiciaire la patate chaude. Des juges judiciaires désormais soumis à l'autorité du ministère de la Justice dans tous les aspects de l'exercice de leur profession. Des juges judiciaires fragilisés par le vide institutionnel généré par le démantèlement par le pouvoir du Conseil de la magistrature. Des juges judiciaires dont la promotion, la mutation, la suspension ou la révocation se font via les notes du ministère.
Au-delà des détails juridiques et des aberrations contenues dans cette proposition, le fait est que l'initiative n'est autre qu'une manœuvre politique de dernière chance face à la certitude que les résultats de l'élection seront contestés. « Les désaccords et les différends dans les décisions prises et les positions affichées de la part de l'Isie et du tribunal administratif présagent d'éventuelles crises et d'un danger imminent menaçant le processus électoral (…) Face à des déclarations qui ont violé le principe d'impartialité des magistrats et leur devoir de réserve, surtout dans ces cas de figure, en plus d'être des propos dangereux qui pourraient annoncer un parti pris dans des affaires futures, ce projet de loi revêt un caractère urgent ». Les explications des élus sont sans équivoque. Leur parti pris est, lui aussi, sans équivoque contre les verdicts du tribunal administratif, pourtant définitifs et sans possibilité de recours, selon cette même loi électorale que le président de la République disait non-amendable il y a à peine quelques mois.
Une initiative qui n'a pour seul but que de contrôler l'issue des résultats de l'élection du 6 octobre. Un hold-up et un affront sans gêne aucune à l'Etat de droit, aux institutions et à l'éthique. Un amendement qui démontre toutefois la conviction du pouvoir que l'élection est invalide juridiquement et qu'il n'y a pas moyen de gagner qu'à travers le passage en force. Une fuite en avant qui n'augure rien de bon pour le pays.