Le bâtonnier avait le choix entre la guerre et le déshonneur. Il a choisi le déshonneur et il a eu la guerre. C'est sans regret que les avocats ont poussé par la petite porte, le week-end, leur bâtonnier Hatem Mziou pour élire, dès le premier tour, Boubaker Bethabet. Le mandat de Me Mziou fut l'un des plus honteux de la profession, tant il a joué la carpette devant le régime de Kaïs Saïed. On pensait qu'il ne pouvait pas être pire que son prédécesseur Brahim Bouderbala, mais il a quand même réussi à creuser plus profond. Sous son mandat, il n'y a eu quasiment aucun acquis pour la profession. Il n'a presque pas défendu les avocats emprisonnés, la maison de l'avocat a été violée durant son exercice, et il a ébranlé tout le système judiciaire en refusant l'intégration des magistrats révoqués. Pire encore, il a sali la profession en acceptant les tickets d'entrée de ces magistrats (soit plus de 800.000 dinars dans les caisses de l'Ordre) sans pour autant les intégrer. Quelle bassesse ! En élisant Boubaker Bethabet, les avocats envoient un signal fort au régime : on ne veut plus de vos valets, on ne vous fait plus confiance, on choisit la confrontation. Les résultats sont sans équivoque : le candidat du régime a été battu à plate couture. Me Bethabet a annoncé la couleur dès la campagne et dès son élection. Ses priorités sont l'intégration des magistrats révoqués, la défense des avocats détenus et l'indépendance de la justice. Autant de points qui provoquent la colère du pouvoir.
L'intégration des magistrats, enjeu stratégique La question de l'intégration des magistrats est primordiale. S'il existe des magistrats aux ordres, c'est parce qu'ils se trouvent dans une position fragile. S'ils n'obéissent pas aux consignes et ne prononcent pas des peines servant le régime (comme dans les procès du complot contre l'Etat ou ceux de Sonia Dahmani, Borhen Bsaïs et Mourad Zeghidi), c'est qu'ils risquent le chômage. Comme tout le monde, les magistrats ont des factures à payer. S'ils perdent leur poste, ils ne peuvent plus assurer leurs engagements financiers. L'intégration au barreau représentait un recours acceptable. Un magistrat qui refusait de céder aux pressions pouvait se dire qu'il aurait toujours un plan B pour subvenir à ses besoins. Or Hatem Mziou a supprimé ce plan B, laissant sur le carreau des dizaines de magistrats.
Un président fébrile et menaçant Les élections des avocats montrent qu'il y a quelque chose qui change dans le paysage politique tunisien. Désormais, et à l'exception de l'Utica (dont le président a largement dépassé son mandat et refuse toute élection), les récipiendaires du Prix Nobel de la Paix sont en situation d'adversité avec Kaïs Saïed. Il y a quinze jours, dans ces mêmes colonnes, je titrais déjà la chronique « Quelque chose se passe ». La fébrilité au sommet de l'Etat, constatée alors, vient d'être confirmée, une nouvelle fois, par le président de la République lui-même. Vendredi dernier, au cours d'un conseil des ministres, le chef de l'Etat a usé d'un discours guerrier et, par moments, indigne de la présidence. Comme il l'a fait il y a deux semaines, Kaïs Saïed a parlé de nombreux phénomènes « non naturels », désormais exposés au grand jour. Il a également évoqué les lobbys et les adversaires dévoilés : « Et ceux qui, tout récemment encore, feignaient d'être des ennemis irréductibles, ont vu leurs véritables visages mis à nu et leurs turpitudes révélées. Car, depuis le début, ils s'étaient réparti les rôles entre eux et, à l'opposé de ce qu'ils affichaient, ils étaient en réalité des alliés et des compagnons loyaux. » Que la présidence parle de phénomènes anormaux trois fois en quinze jours ne relève plus de l'impression subjective. C'est un signe : quelque chose se passe.
Des faits qui s'accumulent Le terrain confirme cette nervosité. Hier, dimanche, on a appris qu'un militant de la cause palestinienne a été mis sous mandat de dépôt. Son tort ? Du haut du toit ouvrant d'un SUV, il a dirigé une arme en plastique contre un fourgon de police. Une gaminerie. Quand bien même l'homme est adulte, son geste relève d'une puérilité évidente. Sauf que le régime n'a aucun goût pour les blagues, fussent-elles mauvaises, et a réagi au quart de tour : descente de police, garde à vue puis mandat de dépôt. Si tout l'appareil de l'Etat mobilise son poids pour poursuivre une gaminerie, c'est que cet Etat est frileux, nerveux, anxieux et fébrile. Autre sujet de la semaine : la flottille partie du port de Sidi Bou Saïd à destination de Gaza. Cent pour cent des membres étaient des activistes pro-palestiniens et, pourtant, ils ont été lynchés par les propagandistes du pouvoir. L'un d'eux les a même traités de soulards. En dépit d'une mobilisation internationale importante autour de la flottille, les autorités tunisiennes sont restées muettes. Fervent défenseur de la Palestine – selon ses propres déclarations – Kaïs Saïed aurait pu se déplacer, comme des milliers de Tunisiens, à Sidi Bou Saïd pour encourager la flottille. C'était à quelques centaines de mètres du palais de Carthage. Non seulement il ne l'a pas fait, mais ses relais ont tout fait pour rabaisser ses membres.
Un régime acculé Les faits des dernières semaines convergent tous dans la même direction : le régime est assailli de toutes parts et c'est presque s'il en appelle au secours en prenant l'opinion publique à témoin. Entre la pression exercée par des sénateurs américains qui réclament des sanctions, le lobbying des opposants à l'étranger, le harcèlement des voix dissidentes à l'intérieur, la crise avec l'UGTT, le pied-de-nez des avocats, le discrédit dans le dossier palestinien, l'inflation et la perte du pouvoir d'achat, cela fait beaucoup, beaucoup trop pour un seul régime. Le pouvoir tunisien est désormais cerné sur tous les fronts. Les prisons se remplissent, mais le palais vacille. Les arrestations spectaculaires, les descentes de police pour des gestes puérils et les discours guerriers répétés trahissent moins la force que la peur. En désignant des ennemis (réels ou imaginaires), Kaïs Saïed tente de masquer l'absence de solutions. Mais la multiplication des fronts et l'isolement diplomatique rendent cette stratégie intenable. La machine répressive tourne à plein régime, mais elle ne produit plus que des signes de fébrilité. Le pouvoir peut encore réprimer, il ne peut plus rassurer. Et lorsque l'Etat effraie plus qu'il ne gouverne, la fin n'est plus une hypothèse : c'est une trajectoire.