A peine une semaine depuis que Nidaa a investi Carthage. BCE a pris ses fonctions, Marzouki a quitté les siennes. Une passation bon enfant qui en a réjoui beaucoup et attristé quelques autres. C'est aussi cela la démocratie ! A peine une semaine et Nidaa a récompensé les siens, les plus fidèles essentiellement, à travers des postes gravitant autour de celui du président de la République. Charité bien ordonnée commence par soi-même, c'est cela la devise en politique aussi ! A peine une semaine et nous avons déjà un chef de gouvernement. Consensus, répondront les Nidaïstes les plus convaincus. Coup bas, rétorqueront les autres. Normal, les coups bas, c'est l'essence même de la politique ! Une semaine que BCE s'installe et prend ses marques dans un palais présidentiel usé par trois ans de provisoire. A entendre le point de vue de Nidaa, on apprend que la semaine aurait été marquée par les tractations autour de la nomination du chef du gouvernement. A écouter les autres partis, on comprend qu'ils ont appris la nouvelle comme nous, ou presque. Ceux qui l'ont mal prise, qu'ils soient de Nidaa comme Khaled Chouket ou d'ailleurs comme Hamma Hammami seront pris pour des néophytes en politique ou des éternels insatisfaits. Normal, la politique du tout le monde est satisfait n'existe pas ! Pourtant, la nomination de Habib Essid comme chef de gouvernement ne passe pas comme une lettre à la poste. De nombreux médias étrangers ont répondu à ce malaise par un argument pouvant le justifier. Le parcours politique de Habib Essid gêne, le processus de sa désignation aussi. On nous annonce un retour des figures de l'ancien régime, on conteste cette décision de BCE et Nidaa, mais dans un calme déconcertant. Tout « se normalise », désormais ! Excellente la nouvelle ère à laquelle nous vivons ! Les rues sont aussi sales qu'avant, les feux de circulation dans les grandes artères ne sont toujours pas réparés depuis trois ans, les chiens errant rôdent encore en pleines villes, les prix sont aussi chers, le couffin du pauvre citoyen est aussi pesant dans le budget, la citoyenne qui avait fait pleurer BCE n'a probablement pas encore mangé de viande ; rien n'a changé, rien sauf le moral général ! Le quotidien inchangé car ne pouvant être amélioré par un coup de baguette magique a cessé de peser sur le mental citoyen. Et on râle moins, en effet, car l'attente du lendemain meilleur anesthésie le regard. En cette phase d'attente, la majorité puise dans un capital sympathie de Nidaa et de son ancien président devenu le nôtre. On y puisera jusqu'à l'épuisement et c'est à ce moment-là que le préjugé favorable- essentiellement sentimental- cèdera la place au désenchantement et au dépit ou à la popularité et à l'idolâtrie. En attendant cela, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Les démocrates au pouvoir nous rappelleront à l'ordre (le leur, évidemment), dès lors que nous aurons osé les rappeler, nous-mêmes, à l'ordre, ils dénigreront les plus critiques, appelleront à ce que se taisent les voix dissidentes et applaudiront les applaudissements faisant tout pour parvenir à leurs oreilles. Se constitueront ainsi la cour remplie de courtisans récompensés, l'antichambre où sont prises les plus grandes comme les plus basses décisions, le vestibule qui ne désemplit pas et le grenier où seront entassés les encombrants. Plans nouveaux et début d'une nouvelle ère, celle de « tous les défis » autour d'un BCE super héros qui mettra à bas la pauvreté et le terrorisme, la ringardise et la médiocrité, dans l'harmonie avec les autres parties démocrates qu'on aura écrasées au passage. Démocratie, silence ça tourne ! Ennahdha gravite autour de la sphère décisionnelle, mais elle ne dérange presque plus. La neige et le froid ne sont plus une catastrophe s'ajoutant à l'actif négatif de la troïka, mais une aubaine pour les régions sinistrées (puisque des personnes d'autres régions viennent en profiter). Quant au terroriste qui commettra le premier acte sanglant d'après-changement, il sera attrapé le jour-même, alors que ceux ayant achevé une trentaine de Tunisiens courent toujours. Du spectaculaire, de grâce, du spectaculaire ! Qu'on réponde aux besoins du peuple : s'il ne peut pas manger, qu'on lui offre au moins cela ! Et ça le rassure, le petit peuple, comme cela rassure les grands « penseurs », autoproclamés comme tels ! De l'espoir ! Que pouvons-nous demander de plus ? De l'espoir cela ne se refuse pas ! Ce que nous réclamons, cependant, c'est de l'espoir lucide et pragmatique. Celui nous permettant de voir les limites, mêmes celles de ceux qu'on nous présente comme hors-normes. Celui nous laissant la latitude de crier gare, quand les mauvaises habitudes nous guettent et de dire les malaises comme ils sont, quand malaise il y a. Seul l'espoir pragmatique nous permettra de ne pas sombrer de nouveau dans la dépression citoyenne générale, tout en n'étant pas dans l'utopisme niais. En attendant que la critique soit acceptée, que sa critique se fasse dans le respect, que la politique soit correcte, que les promesses soient tenues, que les lendemains soient vraiment meilleurs, regardons notre vérité en face ; sans œillères nous empêchant de voir au-delà du cadre théâtralement mis en place et sans loupe nous faisant voir ce qui pourrait, à coup sûr, nous décevoir. Gardons notre espoir intact et doublons-le de pragmatisme, c'est notre meilleur garde-fou pour rester lucide face au changement que nous vivons. Le changement capital n'est, en effet, pas dans le choix des personnes ni dans leur historique politique, mais dans l'œil gardé en éveil sur nos propres visions. Peu importe les protagonistes choisis, leur manière de parler ou leur pouvoir de nous convaincre, il ne tient qu'à nous de ne pas transformer la nouvelle ère en « ère nouvelle* » ! * « Ere nouvelle » a longtemps servi pour qualifier, positivement, la période de changement politique de Ben Ali.