Le projet de loi relatif à la criminalisation des agressions commises contre les forces armées suscite une véritable polémique au sein de la classe politique tunisienne. Si pour ses défenseurs, cette loi prendrait tout son sens à la lumière des récentes agressions et attentats terroristes ayant touché les forces armées tunisiennes, pour d'autres, les articles qu'il contient sont qualifiés de liberticides et pourraient avoir des répercussions graves et dangereuses entravant des libertés fraichement acquises. Le projet de loi relatif à la répression des agressions commises contre les agents armés a été adopté en conseil des ministres le 8 avril. Il sera prochainement soumis au vote des députés de l'ARP réunis en plénière qui devront juger ce projet, article par article, afin de décider ou non de son adoption. En attendant, plusieurs de ces articles sont sujets à polémique et suscitent l'indignation de défenseurs des droits de l'Homme au sein de la classe politique tunisienne.
La raison d'être de ce projet est de protéger les agents armés, continuellement agressés et menacés durant l'exercice de leurs fonctions, et ce, qu'ils fassent partie des forces de sécurité intérieure, de l'armée ou de la douane. Il prévoit également la protection des membres de leurs familles et des personnes sous leur tutelle légale. Cependant, dans les faits, on craint que, sous couvert de lutte antiterroriste, cette nouvelle loi, si toutefois elle est adoptée, marque le retour d'un régime policier et donne une nouvelle impunité aux forces de l'ordre au détriment de libertés individuelles si chèrement acquises.
Sur la toile, plusieurs politiques se déchaînent et condamnent ce projet de loi qu'ils qualifient de « dangereux ». Certains l'accusent de créer une « omerta autour des forces de l'ordre » en leur conférant ce statut particulier et en leur offrant une protection « extraordinaire ». Une protection qui risquerait de leur conférer tous les pouvoirs sur les citoyens dits « ordinaires ». Ceci pourrait en effet laisser la porte grande ouverte à toutes sortes d'abus qui deviendraient, ainsi, protégés dans le cadre de la loi. En effet, en plus de protéger les forces de l'ordre dans l'exercice de leurs fonctions, ces articles de loi, de part leur interprétation et le contexte dans lequel ils seront appliqués, peuvent compromettre plusieurs libertés citoyennes. Par exemple, l'accès à l'information y sera nettement remis en question étant donné que ce projet de loi criminalise la violation des secrets de sécurité nationale la qualifiant d'agression contre l'institution sécuritaire mais aussi contre les intérêts suprêmes de l'Etat et de la Nation. Ainsi la destruction, le vol, l'appropriation, la divulgation ou l'altération, par quelque moyen que ce soit, de documents classés comme secrets implique des dispositions similaires à celles adoptées en cas de violation des secrets militaires mentionnés dans le code pénal.
Dans ce projet de loi sont également criminalisés les actes d'humiliation commis contre les forces de sécurité intérieure, en tant qu'institution officielle. Actes pouvant porter atteinte à leur dignité et leur renommée ou saper leur moral et ce, dans le but de nuire à la sécurité nationale. L'interprétation de ces « actes » reviendrait donc à l'appréciation du juge et pourrait englober un champ aussi large que varié. Cette loi prévient également toute action entravant les activités des services de sécurité, de l'armée ou celles des douanes et criminalise aussi quiconque aurait incendié, détruit ou procédé à la démolition de locaux ou entrepôts où sont stockés des armes, des véhicules ou des équipements militaires appartenant à l'armée de terre ou aux forces maritimes et aériennes. Dans ce projet de loi, l'aggravation des peines est prévue en fonction de la gravité des conséquences des actes commis. Par exemple, une peine 10 ans de prison et 50.000 DT d'amende est prévue contre quiconque responsable de détention, d'utilisation, de propagation ou de modification de secrets de sécurité nationale. Idem pour celui qui ne détient pas des informations classées secret de sécurité nationale mais pourrait en prendre connaissance, en faire une copie ou les divulguer. Une peine qui se retrouve doublée si l'accusé a reçu une contrepartie de l'acte commis. Des peines qui ne peuvent bénéficier de l'atténuation prévue dans l'article 53 du code pénal.
Un autre article prouve le danger de cette loi. L'article 17 mentionne en effet qu'aucune responsabilité pénale n'incombe à un agent qui causerait le décès d'un individu dans le cadre de la mission qu'il poursuit et des moyens en sa disposition et si la répression est proportionnelle à la gravité de l'attaque. Pourquoi évoquer une disposition pareille alors que les cas de légitime défense sont clairement mentionnés dans le code pénal et leurs acteurs protégés par la loi? L'article 39 prévoit, en effet, que : « il n'y a pas d'infraction lorsque l'auteur y a été contraint par une circonstance qui exposait sa vie et celle de l'un de ses proches à un danger imminent, et lorsque ce danger ne pouvait être autrement détourné ». En réalité, plusieurs articles du code pénal permettent de protéger l'action des agents des forces de sécurité dans l'exercice de leurs fonctions et le recours à une loi excpetionnelle ne serait donc pas justifié, de l'avis de nombre de ses détracteurs.
Du côté de ses défenseurs, ce projet de loi tiendrait compte des normes et dispositions prévues par les conventions internationales et les principes fondamentaux des Nations Unies. Il s'inscrirait dans le cadre du « renforcement des mécanismes juridiques visant à protéger les forces de sécurité intérieure armées, de l'armée et des douaniers leur permettant d'accomplir leur mission pour préserver l'ordre public, la protection des individus, des institutions, des biens et l'application de la loi », selon les propos d'Ahmed Zarrouk, porte-parole du conseil des ministres. Mais la protection des individus doit-elle se faire au détriment de leurs libertés ?
Depuis 2011, les rangs des forces de sécurité nationale ont enregistré la mort de 75 agents avec près de 200 blessés, dont certains graves. Un climat de tension a accompagné la lutte antiterroriste en Tunisie et alors que le projet de loi antiterroriste tarde à être adopté en plénière, ce nouveau projet de criminalisation des agressions commises contre les forces armées pourra marquer le début (ou retour) à une ère de répression d'un régime policier ayant pour alibi la protection et la sécurité.
Force est de reconnaitre que ce projet de loi, pensé dans un contexte très particulier de lutte antiterroriste, peut s'avérer dangereux, sorti de son contexte. En effet, les Tunisiens ne sont pas tous des terroristes et certains articles semblent omettre ce « détail ». Si ce projet de loi est adopté, le risque de voir certaines libertés bafouées au nom de la lutte antiterroriste deviendra bien réel. Devoir choisir entre liberté et sécurité est-il une fatalité ?