C'est un fait divers à la fois d'une extrême banalité et d'une extrême gravité. Un député d'âge mûr (62 ans) gare n'importe où sa voiture et constate sa saisie par la fourrière municipale. L'affaire aurait pu s'arrêter là. Le député règle son amende et reprend son véhicule tête baissée, mû par la honte d'avoir violé la réglementation. C'est ce qui se serait passé si la Tunisie était un pays développé avec des citoyens civilisés. Les choses se sont passées autrement et cela n'étonne qu'à moitié, puisque nous sommes habitués aux passe-droits. Comment donc les agents municipaux osent-ils lever un véhicule appartenant à un député, aussi mal garé soit-il ? C'est un crime de lèse-majesté ! L'acte n'est d'ailleurs pas anodin, il est à la portée de tout un chacun de constater des voitures mal garées dans les différentes artères du pays avec, à l'intérieur, un macaron de « police », de « magistrat », d' « avocat » ou de « journaliste » ou encore une plaque d'immatriculation diplomatique ou d'un ministère de souveraineté. C'est tout un état d'esprit qui habite un bon nombre de membres de ces corporations à se sentir au dessus des lois et à s'autoriser de « petits » dépassements qui, à leurs yeux, n'en sont pas.
Le problème n'est pas dans le fait que les membres de ces corporations s'autorisent ces petits dépassements, mais dans le fait que ceux-ci soient tolérés par les agents municipaux. Motif : Intimidés par les badges professionnels ou les plaques d'immatriculation, les agents évitent les … « problèmes ». Et c'est là tout le problème ! Aujourd'hui, faire correctement son travail devient un problème. Inévitablement, et à ce rythme, les choses ne peuvent qu'empirer quand on constate, au fil des jours, que les fonctionnaires (parfois de hauts cadres de l'Etat) se laissent intimider par certains représentants de corporations et certains hommes politiques.
L'état d'esprit de Mustapha Ben Ahmed n'est pas isolé, il reflète une culture générale dans ce pays. Dimanche 3 avril, ce député gare sa voiture dans un stationnement interdit. La grue municipale la transporte à la fourrière. Le député aurait piqué une crise de nerfs, refusé de payer l'amende et insulté les agents en les traitant de racketteurs. Pire, le sexagénaire se serait targué de son immunité parlementaire qui le placerait, à ses yeux, au dessus de la loi. Mal lui en a pris, Mustapha Ben Ahmed est tombé dans une « mauvaise » mairie. A Sidi Bou Saïd, le président de la délégation Raouf Dakhlaoui, n'est pas du type à se laisser intimider. Il prend la défense de ses agents et alerte l'opinion publique en la prenant à témoin.
Au-delà du fait divers et de la véracité des faits, c'est cette intimidation (ou tentative d'intimidation supposée) qui pose problème. Il ne serait pas exagéré aujourd'hui de dire que le cas de Raouf Dakhlaoui est devenu extrêmement rare. Un représentant de l'autorité publique qui refuse de se laisser intimider par un représentant d'une corporation ou par un homme politique n'est plus courant. Et cela ne s'arrête pas uniquement à une banale question (quoiqu'elle ne soit pas aussi banale que cela) de fourrière municipale et d'amende, elle atteint les plus hautes sphères de la justice. « Qui vole un œuf vole un bœuf », affirme le dicton. Par analogie, on peut dire que celui qui refuse de payer une infraction refuse de payer pour un crime.
Combien d'affaires, théoriquement pendantes devant la justice, ont été étouffées parce que les suspects font partie de la haute sphère politique, syndicale, médiatique ou juridique ? La liste est longue. Cela va de ce candidat à la présidentielle qui a bénéficié du soutien financier de deux pays (voir notre article à ce sujet) jusqu'aux scandales de Salim Ben Hamidène, Rafik Abdessalem, Sihem Ben Sedrine et Ali Laârayedh. La semaine dernière, l'ancien conseiller à la présidence Aziz Krichen, a publié un ouvrage de 430 pages dans lesquelles il relate une série de graves faits impliquant l'ancien président Moncef Marzouki et des membres de son cabinet, sans pour autant que la moindre instruction judiciaire ne soit ouverte. Pourquoi donc ? Parce qu'il y a une forme d'intimidation exercée par certaines corporations (professionnelles ou syndicales) et certaines « personnalités » sur les magistrats et sur les hauts fonctionnaires pour que la loi ne soit pas la même pour tout le monde !
Cette discrimination dans les faits trouve tout un fondement dans la législation avec le concept d'immunité dont bénéficient certaines corporations, à commencer par les membres de l'ARP. Cette disposition du statut des parlementaires a pour objet de les protéger, dans le cadre de leurs fonctions, des mesures d'intimidation venant du pouvoir politique ou des pouvoirs privés et de garantir leur indépendance. C'est grâce à cette disposition tout à fait légale (mais qui est loin d'être exercée dans tous les pays) que certains députés se croient intouchables et au dessus des lois. Toutes les lois, y compris les simples réglementations municipales. Or ces députés feignent d'oublier que leur irresponsabilité (ce qu'on appelle immunité de fond) ne les protège que contre les poursuites pour des actions accomplies dans l'exercice de leur mandat et de leur fonction. Pour toutes les activités extra-parlementaires, les députés (et tous ceux qui bénéficient d'une quelconque immunité) peuvent être poursuivis et des mesures coercitives peuvent être prises à leur encontre.
Non seulement, les députés feignent d'oublier cette disposition, mais en plus ils essaient de tromper leurs vis-à-vis (les représentants de l'autorité publique) en leur faisant croire qu'ils sont intouchables. Avant Mustapha Ben Ahmed, il y a eu Samia Abbou ou encore, tout récemment Ahmed Laâmari, ce député d'Ennahdha dont le nom a été cité dans l'affaire de terrorisme de Ben Guerdène. Non seulement, le monsieur s'est avéré intouchable, non seulement il a menti en public en déclarant qu'il n'a jamais été arrêté, mais il a pu obtenir en plus la protection du ministre de la Défense en personne !
Cette disposition d'immunité parlementaire, inspirée de la législation française, existe dans plusieurs pays arabes et sous-développés, mais elle ne trouve pas de place dans les pays anglo-saxons. Dans la logique des pays anglo-saxons, la protection de l'individu va de soi, qu'il soit parlementaire ou non. En clair, et comme on le lit dans les manuels spécialisés de ces pays, les institutions judiciaires de droit commun suffisent à prévenir et à réprimer les poursuites, les arrestations et les détentions illégales et arbitraires. En principe, il n'y a donc aucune utilité pour qu'un parlementaire bénéficie d'une législation protectrice spéciale. En pratique, on constate que cette législation protectrice devient malsaine puisqu'elle ouvre la voie aux abus (le cas de Mustapha Ben Ahmed), qu'elle permet d'échapper à la justice (le cas de Samia Abbou) ou encore qu'elle devient dangereuse (le cas de Ahmed Laâmari).