Les élections des membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) se sont déroulées, dimanche 23 octobre 2016, avec un taux de participation de 46,9%. Les résultats, proclamés tard dans la soirée du dimanche, n'ont cependant pas fait l'unanimité. Ainsi, face à des réactions plutôt dubitatives, d'autres ont estimé que ces élections ne présagent rien de bon pour ce qui est de l'indépendance de la justice en Tunisie, pointant du doigt certains noms, en particulier, celui du juge Khaled Abbes.
Le juge et président de l'Observatoire tunisien de l'Indépendance de la magistrature, Ahmed Rahmouni, a déclaré qu'il n'est pas du tout satisfait des résultats des élections du Conseil supérieur de la magistrature. Dans un post publié immédiatement après l'annonce de la composition du CSM, M. Rahmouni a écrit que « l'élite des magistrats a choisi les putschistes et que ces résultats sont à l'image de la magistrature ». Faisant remarquer que les magistrats de troisième grade, qui représentent l'élite des magistrats et le plus haut grade de la profession, ont voté à hauteur de 77% pour cette composition du Conseil.
Ahmed Rahmouni avait conclu qu'il n'a même pas besoin de voir le reste des résultats quand il constate que l'un des plus hauts membres du conseil attendu, élu pour six ans, sera un des « agents » putschistes de Béchir Tekkari (ancien ministre de la Justice sous Ben Ali) pour représenter « la justice indépendante » dans le premier CSM post-révolution. D'après lui, ce magistrat aurait été soutenu par un ami de Noureddine Bhiri (ancien ministre de la Justice sous la troïka), ainsi que les partis puissants et la « conscience de la profession », ironise ce magistrat très proche des autoproclamés révolutionnaires et défenseurs de la démocratie et de la transparence.
La juge et ancienne présidente de l'AMT, Kalthoum Kennou a posté, tard dans la soirée du 23 octobre 2016, un texte sur les réseaux sociaux pour se dire heureuse de ne pas avoir été élue aux élections du CSM. Elle a déclaré, plus tard sur Shems Fm, qu'il fallait accepter les résultats de ces élections et qu'elle remerciait Dieu de ne pas être aux côtés de « celui qui a conduit le putsch de 2005 et qui se met au service de l'autorité politique quelle que soit sa couleur, de celui qui a déçu les juges et a œuvré en vue d'avilir la magistrature ». La juge a ainsi qualifié de scandaleuse l'élection de Khaled Abbes au Conseil supérieur de la magistrature et a rappelé qu'un dossier relatif à la tentative de putsch menée par le juge en question, a été déposé à l'Instance Vérité et Dignité. « C'est la même machine qui opérait sous l'ancien régime, qui a aujourd'hui mené ces élections. Un mot d'ordre a probablement été donné me concernant, il n'y a qu'à voir le nombre de voix que j'ai récolté à l'intérieur du pays alors que sur le Grand-Tunis ce n'était pas du tout le cas » a affirmé la juge. « Il s'agit sans doute d'un évènement historique qui précède la mise en place du Tribunal constitutionnel mais cela ne veut pas dire qu'on va dormir sur nos lauriers. Là nous allons vraiment voir si les membres élus du CSM croient en l'indépendance de la Justice ou pas » a-t-elle ajouté.
Ahmed Rahmouni a déclaré, pour sa part sur la Radio nationale, que « Khaled Abbes a été mis en avant par Noureddine Bhiri avec une coalition de responsables du secteur judiciaire et ce, depuis 10 ans ou plus ». « Il nous a persécuté, nous qu'il qualifiait de juges révolutionnaires, déchirant nos communiqués et intensifiant les contrôles sécuritaires sur nos personnes » a-t-il souligné, estimant que « ce conseil est celui de Noureddine Bhiri et de Abada El Kefi, et qu'il ne consacrera pas l'indépendance de la justice ». « Ce sont eux qui ont planifié ce Conseil et imposé leur plan aux juges et nous détenons les rapports qui prouvent que Noureddine Bhiri ne croit pas en l'indépendance de la justice. Nous détenons ces rapports, qui prouvent que durant son mandat à la tête du ministère de la Justice, il a procédé à deux mouvements judiciaires qui ont concerné des promotions et des distributions de postes pour 1000 juges » a-t-il ajouté. Mouvements qui ont été qualifiés par la juge Kalthoum Kenou comme une catastrophe. « Noureddine Bhiri a placé les personnes qu'il voulait aux postes qu'il voulait » a-t-elle lancé.
Noureddine Bhiri, a accordé une déclaration au site Hakaek Online, mardi, pour s'exprimer sur ces critiques. Il a estimé qu'elles « sont le signe d'un mépris flagrant des électeurs, c'est aussi le signe d'une mise en doute des résultats issus des urnes et donc, de fait, une mise en doute de la crédibilité de l'ISIE ». M.Bhiri a ajouté que le corps judiciaire jouit d' « un haut degré de conscience et de responsabilité » et qu'il est donc en mesure de choisir ses propres représentants. « Que celui qui a des problèmes avec les électeurs ou les élus du CSM s'adresse à quelqu'un d'autre que Noureddine Bhiri et qu'il cherche à tirer des leçons de cette expérience et à faire une introspection sur lui-même et sur ses erreurs. Qu'il cesse d'accuser ces collègues, de les dénigrer et d'exercer un droit de tutelle sur eux, car ces pratiques ne sont pas dignes d'un Etat démocratique » a souligné le président du bloc parlementaire d'Ennahdha.
S'adressant aux détracteurs du CSM, il a ajouté : « Ceux qui ont tenté de gâcher la joie issue du bon déroulement de ces élections en se fondant sur des considérations personnelles et idéologiques avaient, en réalité, l'intention d'exploiter ces élections à des fins personnelles », avant de rappeler que le CSM est un acquis historique d'importance majeure pour la nation tunisienne dans sa globalité et que l'issue de ces élections indique que « la volonté du peuple l'a emporté sur toutes autres considérations ».
Le juge administratif, Ahmed Soueb, a quant à lui, estimé que la situation actuelle de la Magistrature est encore pire que sous l'ère de Ben Ali, précisant que la composition du CSM est globalement équilibrée et soulignant que « ceux qui n'ont pas été élus auraient sans doute tenu des propos tout à fait différents s'ils l'avaient été ».
Des avis qui divergent, certes, mais qui sont toutefois d'accord sur la portée historique de l'évènement et son importance. Le CSM est un acquis indéniable pour la Tunisie, en particulier à la veille d'un autre évènement majeur, celui de la tenue de la Conférence d'appui à l'investissement, en novembre. Conférence au cours de laquelle, les yeux des investisseurs étrangers seront braqués sur notre pays et sur toutes ses institutions et en particulier sur son système judiciaire.