Le remaniement gouvernemental attendu a fini par avoir lieu mercredi dernier. Il a fallu attendre le retour au pays de nos députés vacanciers et pèlerins pour que Youssef Chahed opère les changements nécessaires dans son équipe. Aussitôt le remaniement annoncé, et comme à chaque remaniement, les critiques ont fusé. Chacun y va de son analyse, de ses notes bonnes ou mauvaises et de ses jugements. La réaction la plus drôle demeure incontestablement celle de Imed Daïmi après la nomination de son ennemi juré Lotfi Brahem à la tête du ministère de l'Intérieur. Le secrétaire général du parti Irada (et accessoirement marionnette de Rached Ghannouchi) ne sait plus à quel saint se vouer pour exprimer sa colère. Il jure ses grands dieux, promet, menace et insulte. A l'entendre, Lotfi Brahem serait le diable incarné et le pays irait à vau-l'eau après cette nomination.
J'ai regardé et analysé de près les propos de M. Daïmi pour justifier son refus de cette nomination, mais je n'ai trouvé aucun argument valable. Aucun ! En dépit de toute la bonne volonté du monde, j'ai beau chercher à comprendre et à déceler quelque chose de valable pour douter de M. Brahem, mais il n'y avait vraiment rien à retenir. Absolument rien. Il dit que le ministre est un vendu au « mafieux » Kamel Letaïef, qu'il est sous le coup d'une instruction judiciaire, qu'il devait partir à la retraite, mais ces phrases demeurent vagues et légères ne pouvant impressionner que des moutons de Panurge. On ne saurait en effet considérer une plainte dénuée de toute preuve, comme étant une instruction judicaire dans une affaire terroriste pour justifier le refus de nomination d'un ministre. Quant au « mafieux » Kamel Letaïef, Imed Daïmi gagnerait à faire accompagner ses graves accusations de débuts de preuve. Il a beau profiter de son immunité et du refus net et déclaré de Kamel Letaïef de déposer plainte contre quiconque, l'accuser de tout et de rien et le mettre à toutes les sauces pour casser des personnalités (politiques ou médiatiques) n'est plus audible. Il faudrait bien que cette chanson cesse un jour. On ne peut pas évoquer jusqu' à l'infini Kamel Letaïef pour contrer tout adversaire politique et tout journaliste critique. A court d'arguments, Imed Daïmi n'a que l'insulte sur la bouche. Ce week-end, Bassel Torjeman et Saloua Charfi ont dû subir ses bassesses, juste parce qu'ils se sont moqué de sa réaction quant à la nomination de M. Brahem. Loin des fantasmes de Imed Daïmi, venons-en aux faits. Aux faits bien établis. Le SG d'Irada a-t-il une preuve quelconque d'une quelconque malversation ou acte illicite contre Lotfi Brahem ou Kamel Letaïef ? La réponse est négative. A-t-il un certificat de patriotisme qu'eux n'ont pas ? La réponse est négative aussi. Alors qu'il cesse de rabaisser le niveau, d'empoisonner et de polluer le paysage politique et le début de démocratie dans le pays.
Kamel Letaïef est un lobbyiste, tout le monde le sait ! Il se débrouille pour suggérer ou nommer des ministres ? Ça reste à prouver, mais c'est possible, voire très probable, mais en quoi cela est-il illégal ? Faites comme lui ! Suivez-le si vous pouvez ! En attendant, il est bon de rappeler que ni Kamel Letaïef, ni Lotfi Brahem n'ont pris la poudre d'escampette pour aller s'installer à Paris quand le début de dictature s'est installé, ils n'ont de pays que la Tunisie, ils ne sont allés nulle part et ils n'ont nulle part où aller. Ce ne sont pas eux non plus qui ont reçu des salafistes et des terroristes de tous bords, ni reçu des leçons de comportement de la part d'émirs du Golfe et encore moins reçu de l'argent étranger pour semer la pagaille dans le pays, grâce à une fratrie vendue aux pétro-monarchies.
L'autre fait saillant du remaniement reste la nomination du secrétaire d'Etat auprès du ministre des Affaires étrangères chargé de la diplomatie économique, Hatem Chahreddine Ferjeni. Ceux qui l'ont connu de près savent qu'il est compétent et qu'il est maintenant à la bonne place. Sa nomination va dans l'ordre normal des choses quand on a pour objectif d'établir des réformes et de ramener de gros investissements. Sauf que voilà, il y a un doute très fort que Hatem Ferjeni ait été nommé juste pour sa compétence. Il a beau être brillant, sa nomination engendre suffisamment de problèmes politiques qui auraient dû pousser Youssef Chahed à s'abstenir. M. Ferjani est député Nidaa représentant la circonscription d'Allemagne. Sa nomination au gouvernement l'oblige à quitter l'ARP et, donc, déclencher immédiatement une élection partielle, vu que personne ne lui succédait sur sa liste électorale en 2014. Aussitôt la nomination annoncée, Hafedh Caïd Essebsi (HCE) a fait savoir qu'il est candidat. Et aussitôt cette candidature annoncée, différents scénarios de politique-fiction ont circulé sur les réseaux sociaux et chez les analystes. En substance, on dit que HCE va pousser Mohamed Ennaceur à la démission et prendre sa place à la tête de l'hémicycle. De là, il pourrait prétendre à la magistrature suprême et prendre la place de son père, en cas de vacance du pouvoir ou de démission à Carthage, selon les dispositions de l'article 84 de la Constitution. « Digne d'un film de science fiction », a commenté mon professeur Zyed Krichen dans un édito sur le sujet intitulé « tout ça pour ça ? ».
Que Hafedh Caïd Essebsi soit controversé, ceci est indéniable. Depuis qu'il a annoncé publiquement ses velléités politiques en 2014 (il voulait se présenter aux législatives et ça lui a été refusé net à l'époque par son père et tous les influents du parti et des médias), il ne cesse d'essuyer les critiques les plus virulentes. Ce qu'on lui reproche notamment est d'être là, juste parce qu'il est le fils à papa. Il n'a aucun militantisme ou compétence à faire valoir à l'exception de porter le nom de son père. A ceux-là, Hafedh répond qu'il est de son droit absolu de faire de la politique et de se présenter aux élections, au peuple de trancher ensuite. Ceci est vrai en théorie. Mais peut-on vraiment parler de politique quand on s'est débrouillé par des moyens alambiqués (et pas toujours « catholiques ») pour se faire catapulter à la tête d'un parti que tu n'as pas créé et duquel tu as exclu ses principaux éléments fondateurs ? Être « fils de » pour faire de la politique ne devrait empêcher personne de faire de la politique, mais il faut être « fils de son père » et non « fils à papa ». La différence est grande, car le premier a ajouté (de la sueur de son front) un prénom à son nom, alors que le second n'a à faire valoir que le patronyme de son père et son héritage. Il ne viendrait à l'idée de personne d'empêcher Samia Abbou de prétendre à des responsabilités dans le parti fondé par son époux, ni à Issam Chebbi dans le parti fondé par son frère. Personne n'a remis en cause les candidatures de George W. Bush ou de Hillary Clinton. Sauf que Hafedh Caïd Essebsi n'a rien à voir, absolument rien, avec tous ces gens-là. Il est plutôt comparable à Rafik Abdesselem, gendre de Rached Ghannouchi, à Sakher El Materi, gendre de Zine El Abidine Ben Ali ou de Imed Trabelsi, neveu de Leïla Ben Ali. On connait la suite réservée à ces derniers et Hafedh risque de finir ainsi s'il continue à se braquer et à rester dans sa tour d'ivoire. Je ne le lui souhaite vraiment pas, car il ne mérite pas une telle fin. Ce ne serait pas digne de lui.
Sur un plan strictement humain, Hafedh Caïd Essebsi est quelqu'un d'agréable, poli, civilisé qui peut être d'une excellente compagnie. Sur un plan strictement politique, on exige de voir et Hafedh ne montre rien, à part des posts FB et des communiqués rédigés par Borhane Bsaïes et Samir Laâbidi. Je doute très fort que l'idée de se faire accompagner par ceux-là même qui conseillaient et orientaient Ben Ali soit bonne. Ils n'arrêtent pas de prouver qu'ils sont souvent anachroniques et déconnectés de la véritable société. Si Hafedh Caïd Essebsi a une compétence politique à faire valoir, qu'il fasse comme tous les politiques dignes de ce nom. En clair, qu'il aille sur les plateaux télé pour exposer ses idées et affronter (en direct) ses adversaires politiques. Qu'il préside des meetings et étale son programme et les solutions qu'il préconise dans tous les domaines. Ce n'est qu'ainsi qu'on devient homme politique et que l'on peut s'imposer devant l'opinion publique, les militants et les opposants. Ce n'est ni par des posts FB, ni par ses influences éphémères dans l'administration et encore moins par des heures passées aux cafés des Berges du Lac et d'Ennasr avec Bsaïes, Chouket et Toubel, ce qui est le cas de Hafedh en ce moment et depuis des mois.
Les choses sont ce qu'elles sont hélas, l'entrée de Hafedh Caïd Essebsi à l'ARP est devenue une problématique nationale et la contrer devient un devoir, vu les risques qu'elle présente sur le pays. Sans la nomination de Hatem Ferjani au gouvernement, on n'en serait pas là. Difficile d'espérer que Youssef Chahed se rétracte dans sa décision (qu'on parie imposée par Carthage) et difficile d'espérer que HCE se réveille de sa torpeur et se débarrasse de ses mauvais conseillers pour abandonner la politique ou bien de faire vraiment de la politique, selon les règles de l'art, en se faisant un prénom après avoir hérité d'un nom.