Dans un pays normalement constitué, ce 6 avril 2020 devrait être un grand jour pour commémorer le vingtième anniversaire de la mort de Habib Bourguiba, le Grand combattant, le réalisateur de l'indépendance, le père de la Nation, le Leader suprême. Sauf que voilà, la conjoncture ne le permet pas. Il y a d'abord cette guerre que la planète entière mène contre le coronavirus (covid-19) obligeant plus du tiers des habitants de la planète à se confiner chez eux. Et puis il y a tous ces « virus » qui empoisonnent l'Histoire de la Tunisie et refusent, par tous les moyens, de rendre hommage à celui qui a donné leur liberté aux femmes, a imposé l'enseignement pour tous, a permis l'accès gratuit aux soins, a regardé vers l'avenir. Pour les uns, Bourguiba est un prophète et on ne lui supporte aucune médisance, aussi vraie soit-elle. Pour les autres, Bourguiba est un escroc et ils ne lui supportent aucun éloge, aussi juste soit-il. Business News s'inscrit, sans complexe, dans la première mouvance. Cela fait partie de notre liberté éditoriale. Ça atteindrait peut-être notre objectivité, mais on l'assume car dans une guerre, on ne saurait être objectifs. On se doit juste de se positionner derrière son général. Donc voilà, pour Business News, Habib Bourguiba est un prophète, Habib Bourguiba est un Dieu et à celui que cela déplaise d'aller voir ailleurs si nous y sommes.
Habib Bourguiba est décédé le 6 avril 2000 dans des conditions loin d'être bonnes. Il a laissé derrière lui un bon nombre d'héritiers, un bon nombre d'enfants et un bon nombre d'ennemis. Les premiers sont intéressés, les deuxièmes subjectifs et les derniers aigris. Dans le premier lot, on retrouve aujourd'hui les restes de Nidaa, des miettes de Tahya Tounes, un zeste d'El Machroû et l'essentiel du PDL. Dans le deuxième lot, les enfants, on retrouve tous ceux qui s'inscrivent dans la mouvance bourguibienne, sans pour autant se reconnaitre dans ces partis où l'on trouve tout et n'importe quoi, des sincères, des crédules et des cupides. Dans le dernier lot, celui des ennemis de Bourguiba, on retrouve les restes des CPR, un zeste de nationalistes arabes et l'essentiel des islamistes. Où s'inscrivent nos gouvernants en cet an de grâce 2020 ? La réponse est difficile à trouver. Rached Ghannouchi a mis beaucoup d'eau dans son vin et est allé même jusqu'à se recueillir sur sa tombe, alors qu'il refusait, il y a quelques années, de dire «allah yarhmou » (paix à son âme). Elyes Fakhfakh, au vu de son programme électoral, est un bourguibiste accompli. Sauf qu'il ne l'a jamais revendiqué. Kaïs Saïed demeure un alien.
Ça reste quand même bizarre que Habib Bourguiba soit devenu une véritable ligne de démarcation (créée en 2012 par feu Béji Caïd Essebsi à vrai dire) pour l'ensemble de la classe politique tunisienne, alors que la classe dirigeante s'affranchit totalement de cette ligne et fait comme si elle n'existait pas. Et pourtant, elle existe ! A chacun de nos gestes et de nos décisions, Habib Bourguiba existe quelque part, en fonction d'où l'on se positionne. Si les hôpitaux sont dans cet état calamiteux, c'est à cause de la politique désastreuse de Bourguiba ! Sauf que si Bourguiba n'avait pas bâti ces hôpitaux, vos morts seraient sur les trottoirs et chaussées ! Si le système éducatif est épouvantable, c'est à cause de la politique désastreuse de Bourguiba ! Sauf que si Bourguiba n'avait pas imposé l'enseignement gratuit pour tous, vous serez encore à amener vos enfants au koutteb (école religieuse) et vous ne serez que des bipèdes analphabètes. Si notre situation économique est abominable, c'est à cause de la politique désastreuse de Bourguiba ! Sauf que si Bourguiba n'avait pas imposé le planning familial, vous vivrez dans les cimetières ! Ils nous citent la Corée, on leur cite l'Egypte. Ils nous citent la Malaisie, on leur cite la Libye. Ils nous citent les pays développés, on leur cite les pays sous-développés. Ils cherchent à reproduire le modèle des pays obscurantistes, on leur impose celui des Lumières. Ils parlent arabisme, on répond occidentalisme. Ils évoquent l'arabisation, on répond la francophonie et l'anglicisme. En cet an 2020, on n'est pas en guerre contre le coronavirus, seulement, on est en guerre civile entre nous, citoyens d'un même pays parce qu'on n'arrive pas à nous mettre d'accord de quoi est faite notre Histoire et de quoi sera fait notre avenir. Cette guerre n'est pas nouvelle, elle date de l'Indépendance. Ce qui est nouveau, c'est cette ligne de démarcation représentée par Habib Bourguiba honni par les uns, idéalisé par les autres.
La classe dirigeante post-élections 2019 évite de se mêler à cette guerre et ce n'est pas plus mal, qu'elle reste au dessus pour le moment. Mais un jour ou l'autre, elle se doit de trancher car elle se doit de franchir cette ligne de démarcation dans un sens ou dans l'autre. Les sujets restés en suspens, comme l'égalité de l'héritage, doivent être tranchés. L'obscurantisme que nous promettent les CPR, Karama et Ennahdha doit reculer... ou avancer. Le panarabisme que nous vend Echâab doit être étouffé … ou vaincre. Les gouvernants actuels s'interdisent tout positionnement, mais cette position du juste milieu est intenable sur le long terme, elle permet tout juste un équilibre éphémère. A un moment, cette classe dirigeante va devoir trancher pour s'inscrire avec ou contre l'héritage bourguibiste. Ce déni est juste impossible, car il va à l'encontre de la nature de notre propre société. Sans cette position de non-positionnement, la Banque centrale de Tunisie aurait sans hésiter sorti un billet de banque à l'effigie de Bourguiba en ce vingtième anniversaire. Tout comme la Poste aurait dû sortir un timbre.
Les grandes nations ont toujours sacralisé leurs pères, anciens et nouveaux. La France a son Charles de Gaulle et son Napoléon ; les Etats-Unis leur George Washington et leur Abraham Lincoln ; Les afro-américains ont leur Martin Luther King ; les Africains ont leur Nelson Mandela et les Indiens ont leur Gandhi. Il n'y a pas de raison que quelques aigris et que quelques têtes pleines de poux interdisent aux Tunisiens d'avoir leur Bourguiba. Et il est aberrant qu'une classe dirigeante, quelle qu'elle soit, ne se positionne pas par rapport à ce père idolâtré et sacralisé. « Les gens riches laissent derrière eux des héritiers, pas des enfants ». Habib Bourguiba a laissé les deux. Peu importe si les uns te suivent par intérêt et les autres par naïveté, l'essentiel est que vingt ans après ta mort, tu es encore vivant ! Paix à ton âme Père de la Nation tunisienne libre, indépendante et digne !