Le président de la République, Kaïs Saïed, s'est distingué par un discours prononcé à Kébili à l'occasion de l'inauguration de la tente médicalisée envoyée par le Qatar dans le sud tunisien. A cette occasion, il s'est montré particulièrement virulent envers le personnel politique tunisien et a critiqué, notamment, l'amendement de l'article 45 du règlement intérieur de l'ARP concernant le tourisme politique. « Malheureusement, si le député était responsable face à ses électeurs et que ces derniers pouvaient lui retirer leur confiance, le Parlement n'aurait pas eu besoin de cet amendement qui constitue une grave violation de la constitution. C'est une maladie constitutionnelle, plus grave que la pandémie du Covid-19 », a dit le président.
Il était prévisible que ces déclarations allaient déclencher l'ire des députés, et c'est ce qui s'est passé. Trois formations politiques se sont particulièrement distinguées : Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition Al Karama. Les mêmes trois formations qui forment une alliance au Parlement, selon des députés Attayar ou Echaâb. Après avoir fait leur pain électoral d'une supposée proximité politique avec Kaïs Saïed, Al Karama s'est montrée particulièrement outrée par les propos du président et ses représentants sont donc passés, comme à chaque fois qu'ils sont contrariés, à la menace. Toutefois, nul ne peut nier que les propos du président de la République sont vrais dans une large mesure. L'ARP et ses députés font preuve, dans une large mesure, d'incompétence. Même les élections ont été vidées de leur sens par le jeu des coalitions gouvernementales et des équilibres fragiles du pouvoir. Sauf à de trop rares exceptions, le personnel politique tunisien n'a pas pu se hisser au niveau requis par la crise sanitaire, ni par la situation générale du pays avant cette crise. Les défis qui se posent à la Tunisie n'ont pas disparu du fait de l'avènement de cette crise Covid-19. Les députés et les politiciens tunisiens, dans une large proportion, sont occupés par les disputes partisanes et par les petites phrases. Si l'on en veut une preuve, il n'y a qu'à voir la liste de projets de loi déposés par les blocs parlementaires au Parlement. Bien des paroles ont été dites, bien des discours ont été prononcés, mais au moment de l'action, il n'y a plus personne. Si l'on exclut évidemment les projets de loi fantasques qui ressemblent plus à des publications Facebook qu'autre chose.
Mais il faut être vigilant. Etre d'accord avec le président de la République sur le diagnostic de la classe politique tunisienne n'autorise pas Kaïs Saïed à tenir de tels propos. Il est d'ailleurs étonnant qu'à chaque fois que le chef de l'Etat s'éloigne de Tunis et sort des palais de la République, il s'acharne contre la classe politique tunisienne. On parle ici d'un maitre en matière de populisme. Ce n'est pas forcément un qualificatif péjoratif dans le sens où le populisme peut être un choix politique assumé. Kaïs Saïed dit à une certaine frange du peuple ce qu'elle souhaite entendre. Il met entre parenthèses le faste dans lequel il vit depuis son élection à la présidence pour se placer aux côtés du peuple et porter atteinte à l'élite, politique comprise, du pays. Il se met du côté du peuple pour dénoncer les atteintes supposées et surtout pour entretenir les mythes qui ont participé à son élection. C'est dans ce cadre que le président de la République feint de s'interroger sur « l'argent du peuple spolié durant des décennies ». Expression bateau qui ne veut rien dire de précis, mais à laquelle on peut tout faire dire. Mais il faut que le président de la République sache que la dénonciation et la complainte ne font pas partie de ses prérogatives et qu'il n'a pas été élu pour pleurnicher. Dans son populisme caricatural Kaïs Saïed tape sur la plus facile des cibles : l'assemblée et ses élus. D'ailleurs, il tombe dans une certaine facilité parce qu'il ne s'agit pas de la première fois que le chef de l'Etat critique aussi ouvertement une autre institution de la République.
Kaïs Saïed et plusieurs de ses soutiens aveugles n'ont pas encore intégré le fait que le président de la République fait désormais partie, lui aussi, de ce personnel politique qu'il met tant d'énergie et d'inspiration à dénigrer. Kaïs Saïed ne peut plus se contenter de jouer à la victime ou à l'observateur outré par la gravité ou l'indécence de la situation, pour deux raisons au moins. La première tient du fait qu'il s'agit du président de la République. Kaïs Saïed a la possibilité de proposer des projets de lois et les initiatives présidentielles jouissent d'une priorité d'examen par l'ARP. Jusqu'à aujourd'hui, Carthage n'a rien proposé au Bardo, contrairement aux promesses faites par le candidat Saïed lors de sa campagne. Il critique, il dénigre, il joue au responsable choqué et outré, mais ne propose absolument rien pour y remédier. La deuxième raison est que Kaïs Saïed connait bien cette classe politique qui semble aujourd'hui tant le choquer par son niveau. Depuis qu'il a commencé sa campagne en 2016, il a largement eu le loisir de fourbir ses arguments de café en café pour ensuite servir le discours qui contentera le plus de personnes possibles, toujours sans rien proposer pour y remédier.
Reste la question de l'interprétation de la loi et de la constitution. En l'absence de cour constitutionnelle, Kaïs Saïed serait tenté d'imiter Louis XIV et de crier : « la constitution, c'est moi ! ». Une tentation hégémonique que le président de la République a de plus en plus de mal à cacher. Il s'obstine également à ne pas utiliser les outils légaux pour arriver à ses fins mais préfère une mobilisation populaire dont les contours sont encore flous. Mais l'objectif est clair : entretenir la flamme afin que la dissolution de cette classe politique devienne une revendication populaire dont Kaïs Saïed ne sera que l'instrument. Du populisme dans toute sa splendeur.