Awled Ahmed entame une missive adressée au poète Aboulkacem Chebbi par des lignes de textes et la poursuit en vers. C'est le point culminant de cet ouvrage, dont les textes sibyllins introduisent une nouvelle écriture ; dans le même corpus, du texte suivi de vers, puis des vers suivis de texte... comme s'épaulant les uns les autres. Pour donner le ton dès les premières pages, Awled Ahmed se lance dans une savoureuse autodérision sur son nom à rallonge (Mohamed Esseghaier Awled Ahmed Ben Ali) qu'il singularise par un verdict : ‘'Un nom dont le porteur, quand les gens se mettent en file, peut à lui seul former sa propre file !'' Autodérision, une file à soi tout seul... voilà, en gros, Awled Ahmed et sa poésie, de plus en plus éloignée de tout ce qui est conventionnel, à tel point qu'il n'est même plus dans l'abandon de la construction classique, mais va plus loin en mariant les proses. ‘'Ce texte est à lire (ou à ne pas lire) d'une seule traite !'' La chose est explicitement affirmée dans le long texte sibyllin ‘'La 25e Nuit''; dans une ambiance Fantasy où il se donne lui-même en image, veillant par une nuit sans nom dans la demeure de Abou Hayyane Attawhidi, avant que ne s'éteigne la 68è bougie, alors que Mahmoud Darwich tarde encore... ‘'Ce texte est à lire (ou à ne pas lire) d'une seule traite, car il s'agit d'une seule phrase, on peut fumer en cours de lecture...'', avertit l'auteur dans ce monde parallèle peuplé de poètes disparus. En vérité, s'il s'agit d'une phrase comme l'affirme le poète, il s'agit (nous avons pris la peine de mesurer le texte) d'une phrase de plus de 50 lignes digressant sur le point et le point-virgule (avec un clin d'œil à Baudelaire), accolée à un poème sur ‘La Virgule' et 23 autres lignes sur la foule clôturées de condoléances en 37 vers. Mais il y a encore plus sibyllin. En s'adressant au poète Aboulkacem Chebbi, il continue sur sa nouvelle lancée de mariage entre vers et textes, il entame sa missive par des lignes de textes et la poursuit en vers qui semblent s'adresser à tout subconscient capable d'en enclencher les chevrons : ‘'Nous avons adjoint à la poésie la relativité de la vérité... à la demeure, une longueur qui se mesure selon la fonction... à la laine la droiture des simples d'esprit... à la prose une légère ivresse... et aux murs des toits, des couloirs et des fenêtres... Nous n'avons emprunté d'aucune tradition, ni d'aucune école dans la construction... Et tels sont des faits de géométrie !'' Un autre artiste a droit à son éloge de la même manière, le peintre Habib Bouabana : ‘'Ta demeure hantée des victimes de la passion et des vivants. Par quelle porte es-tu venu à cette existence avant de la traverser ? J'atteste que tu l'as ‘mourue', puis nous a vécus, puis l'a vécue !'' ‘'Je suis l'autre Tunisie des cendres créatrices !'' Des ambitions étonnantes mais, somme toute, d'usage pour un panache de poète, jalonnent ses descriptions de l'essence de la poésie : ‘'Pourquoi le corps entier ne se fait-il pas crayon? Pourquoi la terre, avec tout ce qu'elle porte, ne devient-elle pas feuille blanche ? Et le mouvement une manière pour l'être de déclamer poésie et vie ?'' Mais ce n'est pas le seul point fort de l'ouvrage. Il y a aussi la politique ! Car Awled Ahmed se décrit le chef suprême qui trône dans ce qu'il appelle à plusieurs reprises ‘'Le Quartier Général de la poésie de la révolution tunisienne'' à partir duquel il veille sur les Tunisiens, fustige leurs ennemis et encense leurs héros, tout en essayant de raison garder pour que personne ne soit pris au dépourvu. Il avertit, à bon entendeur : ‘'Les victimes de l'indépendance sont plus nombreuses que celles de la guerre...'' En vérité, dans ce qu'il nomme, encore avec autodérision, son CV, Awled Ahmed atteste de ses tourments, ses clashes avec le pouvoir et son alignement irréversible sur la démarche du peuple tunisien. Dans ‘'Poème du Papillon'', il donne la parole à Mohamed Bouazizi (le détonateur de la révolution du 17d-14j) comme si celui-ci aurait déclamé ces vers à Ben Ali (le chef de l'ancien régime) quand il est venu le visiter au centre des grands brûlés le 25 décembre 2010 : ‘'Je suis la Tunisie moyenne Je vis de résignation et de pluie Je suis la grande Tunisie Destin... Je suis l'autre Tunisie Des cendres créatrices !'' L'ouvrage ‘'Etats de route'', 136p., mouture arabe Par Awled Ahmed Editions ‘'AwledAhmed'', 2013 Disponible à la Librairie Al Kitab