Par Pr Moez LABIDI (*) Nous allons bientôt manquer de superlatifs pour qualifier l'état de délabrement de l'économie ! Surtout à un moment où l'Ugtt inaugure un nouvel épisode dans le feuilleton de décadence, en ajoutant une autre couche de brouillard dans le climat des affaires. Aujourd'hui, ses dirigeants brandissent la menace d'une grève générale dans le secteur privé. Apparemment, cinq années de blocage de l'appareil productif dans les fleurons de l'économie tunisienne ne semblent pas suffire aux locataires de la place Mohamed-Ali. Ces derniers veulent en finir avec un secteur privé lourdement affecté par le choc de la révolution et la morosité du contexte international. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l'Ugtt semble glisser vers un virage destructeur pour l'économie tunisienne. L'agenda politique de certains et la course au bureau exécutif des autres dénaturent l'idéal syndical de Hached. Ainsi, l'heure des choix a sonné pour la centrale syndicale. Continuer à reproduire les erreurs du passé en s'attachant à un discours arrogant et populiste dévastateur pour les grands équilibres macroéconomiques, et surtout grippant pour la machine des réformes. Ou préférer l'insertion dans une dynamique de rénovation, débouchant sur un syndicalisme responsable qui fait preuve d'une grande capacité d'innovation et de pragmatisme. Il n'y a pas photo. Seul le deuxième choix peut sauver la Tunisie et, du coup, redorer le blason des « enfants » de Hached. Car, la Tunisie démocratique ne peut plus cohabiter ni avec un syndicalisme de révérence (celui de la Tunisie du 7 novembre), ni avec un syndicalisme de blocage (celui de la Tunisie post-14 janvier). Mais plutôt, la Tunisie a besoin d'un syndicalisme à la hauteur des enjeux, responsable et porteur d'alternatives et d'espoir. Comment peut-on bâtir une économie moderne, une économie innovante, avec un syndicalisme qui refuse d'intégrer les notions de « productivité, de « compétitivité », ... dans son radar ?! Comment peut-on oser parler d'un syndicalisme défenseur du pouvoir d'achat du salarié lorsqu'on fait tout pour bloquer la réforme du système éducatif ? Est-ce en poussant la famille tunisienne à prendre le chemin de l'école privée et en la scotchant dans les méandres de l'« industrie des cours particuliers » qu'on améliore son pouvoir d'achat ?! Comment peut-on oser parler d'un syndicalisme défenseur de l'emploi lorsqu'on fait tout pour retarder tout projet de réforme d'un système éducatif producteur de chômeurs diplômés ?! Ou lorsqu'on étouffe des entreprises par des revendications salariales démesurées ?! Des majorations de salaires qui n'intègrent pas la variable productivité ne peuvent qu'alimenter la spirale inflationniste, saper la compétitivité des produits tunisiens et rendre plus difficile la conduite de la politique monétaire. Du côté des finances publiques, ces majorations seront étouffantes pour le budget de l'Etat. D'une part, elles affectent sa capacité d'investir et de créer des emplois. Et, d'autre part, elles précipitent l'entrée dans un cercle vicieux de l'endettement. Le courage n'est pas de réclamer des hausses des salaires à répétitions pour faire vibrer une galerie, dans une économie de sous-traitance où la maîtrise des coûts salariaux demeure l'élément clé de la compétitivité (compétitivité-prix). Mais le courage est plutôt d'accepter et de soutenir les réformes incontournables pour faire basculer l'économie tunisienne vers une économie innovante, une économie où les produits sont à forte valeur ajoutée. Et de ce fait, les majorations salariales seront les bienvenues, du moment qu'elles n'affectent pas la compétitivité des produits (compétitivité-hors prix). Pourquoi les syndicalistes d'aujourd'hui, qui nous gavent à longueur de journée de discours nationalistes, perdent la langue pour dénoncer la fainéantise et l'absentéisme qui règnent dans l'administration et les entreprises, surtout publiques ? Pourquoi la forte présence syndicale est devenue synonyme de mauvais résultats et de mauvaise qualité des services (Tunisair, Education nationale, Transport public, ..) ?! L'Ugtt devrait pointer son regard du côté de l'Allemagne, pour rénover sa stratégie à partir de l'expérience d'IG Metall. Un syndicat fort respecté dans la société allemande, y compris par le patronat. Lors de la crise 2008 – 2009, IG Metall n'a pas hésité à travailler main dans la main avec le patronat pour limiter les pertes d'emplois. Cette collaboration a élargi sa base pour devenir le premier syndicat européen avec près de 2.4 millions de membres aujourd'hui, et ceci malgré la tertiarisation des activités et le risque de réduction du nombre de ses adhérents qui en résulte. L'Ugtt devrait aussi tirer les leçons de l'expérience anglaise, avec la grève des mineurs de 1984-1985 qui constitue le conflit social le plus important de l'histoire du Royaume-Uni depuis la Seconde Guerre mondiale. Les leçons de l'aveuglement d'un syndicalisme de confrontation et de blocage, coûteux aussi bien pour le mouvement syndical que pour la société dans son ensemble. L'issue de la grève a non seulement dévasté le secteur minier britannique mais elle a aussi précipité l'effondrement du monde syndical. Bref, pour que le pays puisse emprunter le virage de la modernité, toutes les forces doivent se mobiliser. La facture de l'austérité doit être équitablement partagée tout en épargnant les catégories sociales les plus défavorisées. La Tunisie a besoin d'un syndicalisme pragmatique, de construction plutôt que de blocage, moderniste plutôt que populiste. La Tunisie a besoin aussi d'hommes politiques courageux non pas pour affronter des élections mais plutôt pour engager les réformes structurelles et imposer la bonne gouvernance dans la gestion de la chose publique. La Tunisie a besoin d'un patronat conscient de ses responsabilités sociales et éthiques. Elle a besoin d'industriels chasseurs d'innovations et de marchés plutôt que chasseurs de primes et de rentes. La Tunisie ne peut pas s'en sortir quand l'amateurisme, le cynisme, le lobbying et l'arrogance des contemporains sapent le bien-être des générations futures. (*)Membre du Conseil d'analyse économique