Kalthoum Jemaïel retrace le destin d'un Cheikh de musique qui a tout fait avant tout le monde, 14 ans avant la parution du premier tome de livre du Baron d'Erlanger «La musique arabe» et 18 ans avant la naissance de la Rachidia, tenant ainsi une sorte de Ground Zero après lequel tout s'est construit. Une œuvre qui se poursuivra tout au long d'un demi-siècle. Elle a mis sept ans à amasser et compiler une matière étonnante pour construire, pièce par pièce, un témoignage de ce que fut l'espace musical tunisois avant la Rachidia que l'on cite généralement comme le grand début d'un corpus raisonné de la musique tunisienne. Car les faits avancés par Kalthoum Jemaïel nous dévoilent l'identité de l'érudit qui peut prétendre, sans conteste, au Ground Zero de cette musique qu'il a tenue à bout de bras pendant pas moins d'un demi-siècle, par ses trois cordes sensibles : – La corde technique/industrieuse – La corde artistique – La corde pédagogique. La quête de l'auteur... Autant mesure-t-on l'ampleur de cet effort de puiser aux sources disponibles, autant ne peut-on que constater leur navrante rareté et leur cantonnement à la surface des choses, même si l'auteur, petite-fille maternelle de son sujet, partait quelque peu favorisée par le libre-accès aux archives familiales. Partout dans l'ouvrage, on perçoit l'avidité de Kalthoum Jemaïel à s'efforcer de donner de la couleur, de la tonalité, du panache au récit pour le hisser vers ce lyrisme qui aurait donné de l'épaisseur à un ouvrage destiné aussi bien à répondre à une sorte de devoir de famille, qu'au devoir de mémoire nationale. Des vides qui ne sont que trop fréquents du point de vue de l'auteur qui les comble par de succulentes interrogations les goûts, les odeurs, les parfums, les comportements, les talents cachés, l'esprit du dialogue, les secrets de l'être... pour essayer quand même de nous faire ressentir les ambiances et les climats dans lesquels naquit Abdelaziz Jemaïel pour que nous puissions être en mesure de saisir et de cerner ce personnage très singulier qu'elle décrit comme semblant radicalement introverti en surface mais disposant, en profondeur, de cette foule de qualités commune aux créatifs de tous temps : de la réserve, certes, mais un caractère trempé, une aptitude exceptionnelle à saisir les nuances. ...et la quête de son grand-père ! A la veille de l'entrée en scène de Abdelaziz Jemaïel, la musique était devenue synonyme d'émancipation en Tunisie pour plusieurs raisons objectives. Les hymnes religieux passaient alors la main au malouf andalou et aux compositions d'inspirations turques, alors que cette émancipation se révélait pas seulement pour les femmes et les esclaves... Car cette nouvelle porte ouverte vers l'en-dehors d'une vie qui semblait toute tracée pour les unes et les autres, attirait aussi les hommes. Kalthoum Jemaïel se concentre pourtant un moment sur les femmes et, de fil en aiguille, elle situe à cette période l'embryon de l'émancipation de la femme dans le sens le plus large, une émancipation du fin fond de l'être qui mesure progressivement, passablement ébahi, la faille monstrueuse entre ce qui est et ce qui devrait advenir. Entre traditions et modernité, les Tunisiens et les Tunisiennes entamèrent ainsi les premières années du XXe siècle alors que la musique trouvait irréversiblement sa voie au sein de la famille Jemaïel. Né en 1895, Abdelaziz Jemaïel entra à l'école en 1902 mais il n'avait pas d'inclinaison pour les études et commença par se faire un chemin dans l'artisanat de la Chéchia (coiffe masculine traditionnelle) qu'il ne quitta pas quand il se consacra définitivement à la musique dès la disparition de son père en 1908. Les maîtres se succédèrent et sa passion pour la musique devint de plus en plus forte, au contraire de son entrain pour la Chéchia qu'il finit par quitter pour la menuiserie. Et c'est en 1916 qu'il ouvre un atelier de réalisation de Oûd (luth), rue Sidi Mfarrej dans la Médina. En autodidacte... ! C'est qu'il fonde également la Azzouziyya sur 60 mètres carrés pour l'enseignement de la musique, 14 ans avant la parution du premier tome de livre du Baron d'Erlanger ‘'La musique arabe'' et 18 ans avant la naissance de la Rachidia. Son œuvre se poursuivra tout au long d'un demi-siècle... Cinquante années au cours desquelles il a su s'entourer de tous les passionnés de musique de l'époque pour ouvrir un large pan musical dans les murailles de cette société essentiellement musulmane et conservatrice. Le Cheikh au violon a ainsi été à l'origine de l'éclosion de toute une génération tunisienne follement éprise de musique. L'ouvrage : «Abdelaziz Jemaïel», 236p., mouture arabe. Par Kalthoum Jemaïel. Edition Universelle, 2015 Disponible à la Librairie Al Kitab, Tunis