Qui sont les maîtres à penser auxquels on veut confier l'élaboration de notre plan de développement ou sa promotion ? Deux protagonistes dont le plus grand fait d‘armes est d'avoir conçu les plans de développement, non pas de Singapour ou de la Suisse ou de la Norvège, mais de la Bolivie et de Haïti. Nous ne voulons pas de ces succès ! L'explication avancée par le ministre du Développement, de l'Investissement et de la Coopération internationale, Yassine Brahim, à propos de la mission confiée à la banque française Lazard Frères pour un montant de 500.000 euros pour faire la promotion et aider au marketing des grands projets prévus au nouveau plan quinquennal n'est pas convaincante et témoigne d'une mauvaise connaissance du monde de la finance internationale et du conseil. L'argument avancé est que le recours à cette banque d'affaires était justifié pour « nous aider » à « vendre notre plan quinquennal ». D'abord, le plan en question n'est même pas adopté qu'il faudrait déjà le commercialiser? Comment se mettent en place les priorités de ce ministère ? Ensuite, on ne commercialise pas un plan quinquennal, car il ne s'agit pas d'un projet concret d'investissement, de déploiement concret d'infrastructures, ni d'émission de papier qu'il faut placer auprès des marchés internationaux tels des bons de trésor ou autres certificats. Auquel cas, on peut très bien comprendre la nécessité de recourir à une banque de placement telle que Lazard Frères. D'ailleurs, M. le ministre a bien fait référence à la pratique de la Banque centrale pour se couvrir et affirmer que des précédents existent. Mais c'est précisément le contre exemple qu'il n'aurait pas dû prendre. La BCT fait appel à des banques d'affaires pour des émissions concrètes de papier. Il n'empêche, essayons tout de même de comprendre la démarche de M. Brahim. Peut-être voulait-il un recours à cette banque pour promouvoir le potentiel d'investissement de la nouvelle Tunisie et pour sensibiliser les marchés en termes généraux au potentiel tunisien ? Ce serait fort louable et en effet absolument impérieux, surtout après les deux coups portés à l'image de notre pays suite aux attentats du Bardo et de Sousse (mars et juin derniers, respectivement), Dans cas, M. le ministre, vous avez frappé à la mauvaise porte. Lazard est certes une banque d'investissement fort connue pour placer des papiers mais pas pour promouvoir une destination. Il y a des dizaines de cabinets justement qualifiés et efficaces pour ce genre d'opérations. Le talent, le savoir-faire et les réseaux ne sont pas les mêmes et se retrouvent davantage chez les anglo-saxons que chez les Français. Donc, si M. Yassine n'a pas de papier à placer, s'il n'as pas de projets spécifiques à promouvoir ou à présenter dans le but de lever des fonds, pourquoi s'adresse-t-il à Lazard ? Encore une fois, l'explication de M. Brahim n'est pas convaincante. Il est fort à craindre que la vraie demande formulée à Lazard est de les payer pour réfléchir à notre place et pour nous, de concevoir la prochaine stratégie quinquennale de notre pays. Après tout, cette banque offre aussi des conseils en stratégie. Mais sa vraie force est de conseiller des entreprises en cas de ce que l'on appelle des tentatives de reprise hostiles (hostile takeovers). Et Lazard n'est pas la banque la plus réputée à ce jeu. Lazard se vante aussi d'une autre activité, ce qu'ils appellent la sovereign practice. C ‘est à ce titre qu'ils ont été sollicité par M. le ministre : réfléchir pour nous autres Tunisiens. Or, le Tunisien est assez lucide et réaliste pour accepter que la finance internationale soit une affaire d'experts. Tous les Etats du monde font du reste appel à ces banques d‘affaires. Mais recourir à une banque étrangère pour réfléchir à notre place est la véritable source de la levée de boucliers. Arrêtons-nous sur les protagonistes de cette banque et de ses relations avec notre élite politico-gouvernementale. Qui est donc le maître à penser, la machine intellectuelle que l'on est allé chercher chez Lazard à Paris pour doper notre intellect, à nous nous autres sous-développés ? Son nom n'est même pas écrit sur la liste des associés : il s'agit d'un écrivain économiste, théoricien du nom de Daniel Cohen, enseignant à l'Ecole normale supérieure et auteur d'une dizaine d'ouvrages sur l'économie française et européenne. Connaît-il nos réalités ? Non mais il est né à Tunis et est venu en vacances chez nous quelquefois. Il a autrefois fait des stages à la Banque mondiale et arpente les couloirs de toutes les assemblées annuelles de la Banque et du FMI. Son plus grand fait d‘armes est d'avoir conçu les plans de développement, non pas de Singapour ou de la Suisse ou de la Norvège (nos idéaux), mais de la Bolivie et de Haïti. Suivez mon regard ! Nous ne voulons pas de ces succès. Il y a plus de chance de rencontrer M. Cohen ou l'associé gérant de Lazard qui affichent leur connaissances des pays émergents dans les cabines de première classes sur les vols transatlantiques, ou dans les plus beaux restaurants des grandes capitales mondiales que dans le bassin minier ou dans la vallée de la Medjerda pour « réfléchir pour nous ». Certains se souviendront de ce repas convivial et chaleureux qu'avait organisé l'ancien ambassadeur de Tunisie à Paris, à l'Ambassade, à l'occasion de la visite de l'ancien chef de gouvernement M. Jomaa. Autour de cette table et de l'ancien chef de gouvernement étaient assis l'état-major de Lazard venu expliquer à Jomaa, en des termes savants et séduisants, ce que notre pays devrait faire en termes de stratégie de relance. Apparemment leurs conseils n'ont pas porté leurs fruits. C‘est peut-être pour cela que Lazard continue et revient à la charge. Ne déboursons-nous pas assez pour l'assistance technique de la multitude de consultants dont beaucoup de retraités ou techniquement au chômage, ou des enseignements de l'acabit de M. Cohen qui n'est même pas déclaré chez Lazard, qui viennent chez nous grassement payés et qui ne font que pomper les notes de leurs collègues opérationnels tunisiens. M. Le ministre, ne soyez pas impressionné par les Lazard de ce monde. Soyez fier de la révolution que notre pays a conduite à mains nues et sans conseil stratégique de Lazard ni d'autres banques d'affaires. Notre force de frappe intellectuelle vaut tous les Lazards du monde, laissez-les s'exprimer et contribuer. Que peut apporter un Daniel Cohen ou un Matthieu Pigasse de plus que la multitude de nos lumières nationales qui sortent des mêmes grandes écoles et qui peuplent nos administrations, nos universités et notre société civile ? Ces compatriotes les valent largement, ils ont ce qu'il faut, le passeport vert en plus.