D'anciens prisonniers politiques s'estiment lésés par rapport aux opposants islamistes à l'ex-président Ben Ali Le baromètre de la justice transitionnelle est un mécanisme de recherche qui focalise toute son attention sur les victimes tunisiennes des années de répression. Il vient de publier une première étude intitulée : « La participation des victimes au processus de justice transitionnelle : participer, c'est avoir de l'espoir». «Très peu de travaux scientifiques ont été réalisés jusqu'ici sur la justice transitionnelle. Il y a eu par contre beaucoup de rapports. Mais suffisent-ils vraiment pour comprendre le processus et son évolution ?», s'interroge Wahid Ferchichi, professeur de droit public, expert dans les problématiques de justice transitionnelle et chercheur au Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques. Cette interrogation a été probablement à l'origine du rapprochement survenu il y a une année entre trois institutions : le Centre Kawakibi des transitions démocratiques basé à Tunis, l'ONG hollandaise Impunity Watch et le Centre pour les droits de l'Homme appliqués de l'Université de York, en Grande-Bretagne. Le «baromètre de la justice transitionnelle» est né de ce partenariat. Il s'agit d'un mécanisme de recherche en sciences humaines, qui mobilise six chercheurs, dont Kora Andrieu (Impunity Watch), Wahid Ferchichi (Centre Kawakibi) et Simon Robins (University of York). Le baromètre focalise toute son attention sur les victimes — dont la voix a été très peu entendue au cours de ces cinq dernières années—, sur leurs besoins, leurs attentes et leurs frustrations. Une méthodologie basée sur les sciences sociales «Le débat sur la justice transitionnelle en Tunisie a été dominé par les juristes. Un point de vue cartésien, qui peut réduire l'aspect humain de cette expérience et occulter les dimensions économiques, sociologiques et psychologiques du processus. Voilà pourquoi nous avons choisi de travailler au sein d'une équipe pluridisciplinaire constituée de sociologues, de psycho-sociologues et d'anthropologues tunisiens, hollandais et anglais, qui a opté pour une méthodologie inspirée des sciences humaines basée sur les entretiens, les focus groupes et le terrain», explique Wahid Ferchichi, qui dirige l'équipe du baromètre. Cette méthodologie a été suivie pour conduire la première étude qualitative du baromètre, récemment publiée et intitulée : «La participation des victimes au processus de justice transitionnelle : participer, c'est avoir de l'espoir». Deux régions ont été ciblées, le nord-est (Tunis, Bizerte et Nabeul) et le centre-ouest (Sidi Bouzid et Kasserine), où 87 victimes — des femmes, des survivants de la torture et des proches des victimes — ont été interviewées. Des rencontres ont été également programmées avec des associations des victimes, des activistes en matière de justice transitionnelle, des représentants de l'Instance vérité et dignité (IVD) ainsi que de l'ancien ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle (2011-2013). Une bureaucratie lente et complexe «La participation a été comprise comme la capacité à influencer et à améliorer les mécanismes de justice transitionnelle, en autonomisant les victimes de manière à pouvoir transformer leur relation à l'Etat. Notre étude a cherché à vérifier, de manière empirique, ces différents présupposés, à un moment où ces éventuels obstacles et difficultés peuvent encore être corrigés», citent les auteurs. Selon l'étude, les personnes interrogées ont, dans leur majorité, compris que les victimes ne se recrutaient pas seulement parmi les individus ayant subi directement une violation, mais aussi les familles qui ont été indirectement touchées. En Tunisie, la bipolarisation politique et identitaire, qui a régné après les élections du 23 octobre 2011, a entraîné la «fragmentation victimaire» et «la concurrence entre les victimes», selon les formules de K. Andrieu, W. Ferchichi et S. Robins. Ainsi, d'anciens prisonniers politiques séculaires s'estiment lésés par rapport aux opposants islamistes à l'ex-président Ben Ali, les islamistes ayant dominé de par leur poids le pouvoir politique d'octobre 2011 jusqu'à décembre 2013. Désenchantées, désabusées, cyniques, les victimes retiennent la multiplicité des tables rondes, ateliers, formations, rencontres et conférences internationales, qui se sont déroulés à leur sujet depuis cinq ans, sans véritable impact sur leur vie. Elles semblent également critiques quant à la diversité des mécanismes créés : «Plus il y a d'institutions, moins on obtient de choses !», s'est plainte l'une d'entre elles, soulignant que les ressources allouées ne sont pas suffisamment dévolues aux victimes. En effet, pour participer aux mécanismes et faire valoir leurs droits, les victimes doivent soumettre leurs dossiers à plusieurs institutions et naviguer au sein d'une bureaucratie complexe», indique l'étude. Après avoir écouté une centaine d'interviews, Wahid Ferchichi souligne : «Nous avons été surpris et touchés par la profondeur des victimes et leur tolérance. Certains nous ont assurés que les vraies victimes étaient les bourreaux !». Le baromètre vient d'entamer une autre thématique de recherche : «La zone victime». Deux villages frontaliers, vivant de contrebande et d'immigration clandestine, l'un au sud-est et l'autre au nord-ouest de la Tunisie, ont été identifiés. Ils serviront de terrain d'observation et de prospection pour la même équipe de chercheurs qui partageront pendant trois mois le quotidien de leurs habitants.