Par Soufiane Ben Farhat Ed Stafford était jusqu'avant-hier un illustre inconnu. Et il a bien risqué de le demeurer pour toujours. Seulement, les exploits de certains hommes vous font parfois voir l'humanité sous un autre angle. L'ancien capitaine de l'armée britannique a de quoi se réjouir. C'est le premier homme à avoir descendu à pied le fleuve Amazone sur toute sa longueur. Il a atteint lundi l'océan Atlantique dans le nord du Brésil. Lorsqu'on sait qu'il avait entamé son voyage le 2 avril 2008 sur la côte sud du Pérou, on saisit l'ampleur de la prouesse. "C'est incroyable d'être là. Cela prouve qu'on peut tout faire, même lorsqu'on vous dit le contraire. Cela prouve que si on a suffisamment de volonté, on peut tout faire" a-t-il dit. Il se décline volontiers sous l'étiquette de "combattant écolo". Son but est de faire prendre conscience de la destruction de la forêt amazonienne. Une idée simple. À l'instar de toutes les idées-folles qui font basculer le monde et chavirer les consciences communes. Et puis, comme toujours, il y a la part de délire, de défi et de rêve intransigeant: "Je l'ai fait tout simplement parce que personne ne l'avait fait avant", avoue-t-il. En fait, on dénombre jusqu'ici au moins six expéditions connues le long de l'Amazone. Mais il s'agissait toujours d'expéditions en bateau depuis la source de l'Amazone dans les Andes péruviennes en passant par la Colombie et jusqu'à l'embouchure au Brésil. C'est à dire à 6.760 kilomètres du point de départ. Des dépêches ont donné quelques éclairages sur le fascinant périple. Ed Stafford était accompagné au début par un ami britannique, qui l'avait abandonné au bout de trois mois de route. Il a poursuivi dans un premier temps seul. Des habitants locaux ont fait un bout du chemin avec lui. Et un jour, il tombe sur un ouvrier forestier péruvien, Gadiel "Cho" Sanchez Rivera, qui décide de le suivre jusqu'à l'Atlantique. A entreprise mythique, des ingrédients fantastiques. Ou presque. Le voyage n'était pas exempt de danger. Les deux hommes ont rencontré des animaux quasi-préhistoriques: caïmans de 5,5 mètres de long et énormes anacondas. Sans compter les tribus hostiles, dont l'une les menace de mort et une autre les capture avant de les relâcher. Il y a également divers autres dangers et menaces tel le spectre de la faim, ou les risques de noyades. Ed Stafford a dû se nourrir de riz, de haricots et de provisions achetées aux populations locales. Sinon c'étaient les piranhas, des poissons carnivores, qu'il avait pêchés. On peine à croire que cela s'est passé ces jours-ci. Tellement l'histoire paraît digne des temps révolus. Des temps où les hommes daignaient encore rêver et s'adonner à des périples similaires à ceux d'Ulysse, d'Ibn Battouta, de Marco Polo ou de Sindabad. Des temps où les hommes étaient loin d'être cloîtrés dans l'archipel des solitudes ordinaires sur fond d'illusions de la communication globale. De fait, à bien y voir, la descente à pied du fleuve Amazone sur toute sa longueur vaut bien toutes les autoroutes de la communication. Parce qu'elle préfigure un intervalle ouvert sur des vérités tues. Ou refoulées. Ou épanchées dans les insondables profondeurs du non-dit. Qu'ils étaient héroïques les temps, pourtant si proches, où un Claude Lévi-Strauss pouvait débuter ainsi son incomparable Tristes tropiques: "Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions". Pour instruire plus loin: "On conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l'espace. C'est peu. Un voyage s'inscrit simultanément dans l'espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale". Cela n'exempt guère de certaines découvertes qualifiées d'"ordure lancée au visage de l'humanité". La destruction de la forêt amazonienne dénoncée par Ed Stafford en est une.