La liberté de la presse, l'un des grands acquis de l'après-14 janvier, a ouvert de grandes perspectives devant les journalistes qui, depuis cette date charnière, se démènent dans tous les sens et s'investissent sans compter pour éclairer les questions les plus occultées et dénicher la vérité là où elle se trouve, là où on veut l'enfouir. Ce nouvel élan, qui nécessite des moyens très importants et des efforts redoublés, devrait se faire conformément à des techniques inhabituelles qui sont appropriées par l'acquisition d'un savoir-faire particulier. C'est l'objet du journalisme d'investigation, ce genre journalistique qui s'est renforcé, en prenant appui sur le décret-loi numéro 2011-41 relatif à l'accès aux documents administratifs des organismes publics. Cependant, cet apport juridique serait insuffisant, pour un journaliste travaillant dans un domaine aussi délicat, sans qu'il n'ait reçu au préalable une formation pédagogique. Cette manière de concevoir la question n'est pas partagée par tout le monde; ce nouveau-né, qui vient d'apparaître sur la scène médiatique tunisienne, est différemment appréhendé par les spécialistes de l'information. Les besoins du marché Le directeur de l'Ipsi (Institut de presse et des sciences de l'information), M. Moncef Ayari, nous a révélé qu'au moment où il a été nommé à la tête de l'administration, au mois de février 2015, il a trouvé une saturation de masters : cinq professionnels et un seul de recherches. Alors, il a décidé, en concertation avec ses collègues, d'évaluer les contenus de tous les cursus d'enseignement au sein de l'Institut, depuis la licence jusqu'au master. Pour ce faire, ils ont organisé deux journées pédagogiques, ce qui est une première dans les annales de l'Institut. Le premier jour était consacré aux cursus de la licence, où chaque enseignant était chargé de présenter un exposé sur l'un de ces cursus, tels que la rédaction journalistique, le journalisme de terrain, l'apprentissage de la langue, etc. et de présenter des propositions pour réformer la grille des programmes, étant donné que, conformément à la loi, on peut en réformer dans les 20%, lorsqu'on estime qu'ils ne répondent pas aux besoins du marché, ni aux conditions de formation et que le nombre des enseignants est insuffisant. Quant à la deuxième journée, on l'a réservée aux masters professionnels dont trois présentaient des problèmes : journalisme d'investigation, communication et santé et communication et environnement. Concernant ces deux derniers, il a été décidé de les supprimer, sur la base des rapports présentés par les enseignants coordinateurs de ces masters, où il était fait état de leur manque d'employabilité et de l'absence d'un cadre enseignant constant pour les assurer. «Quant au master en journalisme d'investigation, on a pris la décision de le geler pendant une année, pour les mêmes raisons sus-citées, en plus de l'absence de visibilité au niveau des partenariats», nous a précisé Moncef Ayari. Dans le cadre de la rénovation de ce master, on a, alors, mis en place un groupe de réflexion autour de la grille des programmes, de la recherche de partenariats sur des bases solides, etc. Et c'est ainsi que ce comité, qui est constitué de MM. Hani Moubarak, coordinateur du master, Moëz Ben Messaoud, chargé de la coopération internationale, Sofiène Ammar et Nasser Mokni, membres, a procédé à l'établissement de contacts avec plusieurs universités arabes, du Yémen, d'Egypte, d'Irak, du Qatar, du Maroc et de tant d'autres, pour voir comment est enseigné le journalisme d'investigation dans ces pays et envisager la possibilité de parvenir à la création d'un master régional, sur la base d'une grille de programmes unifiée qui soit enseignée à l'Ipsi et dans l'ensemble des universités de la région arabe. Ce comité est, actuellement, en train de préparer la première grille des programmes et de rechercher ces éventuels partenariats, sachant qu'il présentera, d'ici la fin de l'année universitaire en cours, les résultats de ses travaux ainsi que sa conception préliminaire de cette grille, qui seront ensuite soumis à la ratification du conseil scientifique, avant d'être transférés devant les commissions spécialisées de l'autorité de tutelle en vue d'obtenir une nouvelle réhabilitation pour ce diplôme professionnel. Pour le moment, ce comité est parvenu à concevoir une réhabilitation de ce master, basée sur la création de grandes unités d'investigation, constituée chacune de plusieurs matières. Ce sont des spécialités dans lesquelles l'étudiant acquiert une formation, comprenant trois niveaux d'enseignement. Il est à souligner que le conseil scientifique, qui s'est réuni tout dernièrement, a donné son accord de principe pour que l'équipe continue son travail, consistant à préparer une nouvelle conception pour relancer le master, conformément aux besoins en recrutement et du cadre enseignant. Confusion Pour ce qui est des établissements et centres de formation en journalisme d'investigation, le directeur de l'Ipsi tient à souligner qu'ils ne peuvent aucunement concurrencer ce dernier qui est le seul établissement dans le pays à assurer une formation académique, comportant un volet théorique et un volet pratique, et à livrer des diplômes scientifiques à des étudiants qui seront opérationnels et capables de réaliser l'investigation dès le premier jour. Il a ajouté qu'une journée d'études sera organisée à l'Institut, à laquelle seront invités les responsables des établissements médiatiques en Tunisie, dans le but d'identifier les besoins du marché et le profil du journaliste d'investigation qu'ils désirent former. En ce sens que l'Institut refuse d'assurer une formation théorique, ni d'imaginer ces besoins. Concernant l'éventuel détournement des bailleurs de fonds étrangers vers d'autres centres de formation en la matière, pendant le gel du master, cela sera sans conséquence aucune, selon M. Ayari, parce que ces derniers ne pourront jamais se substituer à l'Institut et livrer des diplômes scientifiques qu'il demeure le seul établissement académique à pouvoir en discerner, ni arrêter, en son sein, le processus de formation dont le financement est assuré par l'autorité de tutelle. L'une de ces institutions ayant procédé à la formation dans ce genre journalistique, c'est l'agence Tunis-Afrique Presse (TAP), où la journaliste Bahija Ben Mabrouk assume l'organisation, étant donné qu'elle est titulaire d'un master en journalisme d'investigation. «Nous avons un noyau qui travaille sur l'investigation, constitué de quelques journalistes qui sont motivés pour s'investir dans ce genre journalistique; la mise en place d'une unité est encore un projet qui jouit du support de la direction de la rédaction qui nous accorde le temps et les moyens nécessaires pour effectuer des déplacements et réaliser notre travail qui est basé sur des initiatives personnelles», confie-t-elle. Dix journalistes ont suivi des sessions de formation au Centre africain de perfectionnement des journalistes et communicateurs (Capjc), avec les réseaux «Arij» (Arab reporters for investigative journalism) et au sein de la TAP, et même ceux qui n'ont pas suivi de formation spécialisée font de l'investigation, d'après notre interlocutrice. «Le travail d'équipe et l'échange d'expérience nous aident à améliorer notre travail dans ce domaine», ajoute Mme Ben Mabrouk. Elle explique encore que le recours à cette formation, dans le cadre de leur établissement, s'explique par le gel du master du journalisme d'investigation et la volonté des journalistes qui veulent pratiquer ce genre journalistique. Autrement dit, ce gel les a obligés à chercher d'autres alternatives pour assurer la formation de ces derniers dans cette spécialité. «On essaye d'encadrer les journalistes de la TAP pendant leur travail et de trouver un espace où ces derniers peuvent coopérer ensemble pour faire un travail d'investigation professionnel et scientifique qui, toutefois, n'a rien à voir avec celui assuré par l'Ipsi. On assure également des formations, au profit des journalistes de la TAP, qui se rapprochent de celles données par ce dernier, dans le cadre du master du journalisme d'investigation, qu'on ne peut aucunement remplacer», souligne Mme Ben Mabrouk. Enfin, elle a trouvé absurde le fait d'arrêter ce master, seulement après deux promotions, un master qui a donné d'excellents résultats et qui est d'une grande importance, surtout en cette période caractérisée par la montée de la corruption dans le pays. L'effort consenti par la TAP, dans le domaine de l'investigation, ne semble pas donner le résultat escompté, selon le directeur de l'Ipsi, qui pense qu'excepté quelques tentatives, on ne peut pas parler de journalistes qui soient formés comme il se doit dans cette spécialité, c'est-à-dire qui aient le bagage cognitif nécessaire. «Les lacunes sont nombreuses, on en trouve au niveau de la rédaction, la recherche des sujets, la détermination du genre du travail journalistique où on croit faire de l'investigation alors qu'on est en train de faire autre chose. Et c'est là qu'intervient l'établissement académique pour établir les normes», conclut le directeur de l'Ipsi.