Le cinéma arabe lance inlassablement des messages forts sur sa société. A peine j'ouvre les yeux, de Leyla Bouzid, fait partie de cette lignée. D'une grande beauté et d'une très belle facture, ce film est un remède contre la peur et l'amalgame après les attentats à Paris. Un beau challenge est ce premier long-métrage de Leyla Bouzid qui conjugue amours d'adolescents et rock'n'roll arabe, sous le regard inquiet de parents qui craignent, mieux que quiconque, les représailles de leur société qu'ils savent liberticide. A peine j'ouvre les yeux est surtout une critique corrosive de la violence faite aux femmes en Tunisie, juste avant la révolution du Jasmin. Un très gros plan sur le temps d'avant. Avant l'ouverture et la cohabitation avec Ennahda. Et les franges jihadistes. D'entrée de jeu, la réalisatrice filme une scène d'amour, assez pudique mais éloquente quant au désir qui anime, plein écran, les visages de deux jeunes dont on devine les corps en émoi. Son sourire traduit l'émotion intense de la jeune fille charmée par les caresses de son ami. Baiser furtif : la scène se passe sur une place un peu à l'écart, le soir, dans Tunis. Et la musique démarre à un rythme effréné, qui va nous entraîner tout au long du film dans leur folle inconscience, symbole de la dynamique de toute une jeunesse des classes moyennes qui se cogne aux murs. Sur un traveling impressionnant qui dévisage, en passant, des gosses aux regards rudes, assis sur un pont qui n'en finit pas, matant peut-être, de loin, le rouge aux lèvres de l'héroïne. Les joues fraîches et rondes d'un bébé qui vient de naître Farah, 18 ans, est une jeune fille brillante qui vient de réussir son bac avec mention. Mais son rêve de liberté la met en danger, malgré elle, dans les cafés où elle va boire des bières en compagnie de son groupe de rock, qui la sacre chanteuse lead, ou quand elle rentre seule la nuit sans que son petit ami, le bassiste, se préoccupe des dangers qu'elle encourt... Elle a les joues fraîches et rondes d'un bébé qui vient de naître. Une gamine qui tire la langue à la caméra, qui rit tout le temps et qui minaude avec sa mère, Hayet, pour mieux s'opposer à elle et filer à l'anglaise. De sa chambre où elle tourne comme un lion en cage, la nuit, elle s'échappe par la fenêtre, se jette dans un taxi et monte sur scène devant un public électrique qui saute sur place. « Quand je vois ce monde, portes fermées, je m'enivre et je ferme les yeux. Je vois les gens privés de travail, de bouffe, méprisés, dépités, dans la m...jusqu'au cou. (...) Des gens qui s'exilent, traversent (...). Des gens en galère, (...) coincés dans la sueur, leur sang volé, leurs rêves... ». « T'es belle », lui lance son ami entre deux chansons. « De l'amour, rien ne m'échappe, reprend-elle. De la torpeur, ta tête explose. Où que tu ailles, tu es au pied du mur. (...) Et si jamais tu te réjouis, toutes les huiles te tombent dessus... » La salle est galvanisée. « Ta fille fréquente des jeunes connus de la police» Un « ami » policier avertit Hayet : « Ta fille fréquente des jeunes connus de la police... » Elle croit connaître sa fille, qu'elle élève seule. Son mari les rejoint quand il peut : sans la carte du parti, il a dû se résoudre à accepter un emploi de contremaître dans une mine située à des kilomètres de là... « J'ai peur pour toi, dit-elle un jour à Farah. Je n'en peux plus. S'il te plaît arrête ! ». C'est dans ce contexte que le drame se noue... Avec des scènes où la qualité de la lumière comme celle de la musique soutiennent l'intensité dramatique. On retiendra en mémoire, notamment, la scène de la station de bus, où par une illusion du montage, le chef opérateur (Sébastien Goepfert) nous propose un plan techniquement incroyable à 360° qui accentue l'effet d'angoisse. Le public a applaudi la toute jeune équipe, qui autour de la réalisatrice Leyla Bouzid, est venue présenter le film, dernier, lors de l'avant-première au Trianon à Romainville, en banlieue parisienne. Baya Medhafar (Farah) raconte comment elle s'est battue pour avoir le rôle auquel elle adhère à 100 %. Elle explique que le 7 novembre (un hasard du calendrier) est, pour elle, « une date horrible dans l'histoire de la Tunisie, puisqu'elle marque le début du règne de Ben Ali ». Peut-on parler de chanson engagée en Tunisie ? « Oui et non,répond-elle. Le rock est devenu une musique arabe, tout comme les scènes rap, qui ont joué un rôle très important dans la Tunisie de 2010, et éphémère en même temps ». Et d'ajouter que «les scènes rock sont très présentes en Egypte, au Liban et en Tunisie encore aujourd'hui. » Malgré tout ce qu'elles ont subi. L'oud est un « instrument rock » Au début, raconte Leyla Bouzid, « Je voulais écrire un scénario dont l'héroïne serait une jeune bloggeuse. Mais ce n'était pas très cinématographique ». Puis la musique est devenue une évidence car elle permet d'imprimer un mouvement rapide. Et la chanson est très puissante. Elle se propage très vite et le pouvoir n'en a que peu le contrôle. Présent lui aussi dans la salle, Khayam Allami, un Irakien qui vit à Londres et qui est le compositeur de la musique du film, parle d' « influence reggae 2010 », un rythme qui structure le film, et auquel il a cherché à être « le plus fidèle possible ». Pour lui, l'oud, son instrument, est un « instrument rock ». Et la bande son soutien, voire fait partie du scénario : « La musique des chansons, sa couleur, devait avoir un effet dramaturgique sur le film ». « Deux choses étaient au cœur du projet de ce film, résume la réalisatrice. D'une part, la relation mère-fille que l'on voit évoluer tout au long du film : la mère, très protectrice, réalise peu à peu que l'apprentissage qu'elle propose à sa propre fille est à l'opposé de ses aspirations, et elle se rend compte alors de tout ce qu'elle a abandonné. (...) Et, d'autre part, le désir de reparler du contrôle politique permanent de l'ère Ben Ali, de cet Etat policier qui crée une atmosphère de paranoïa face à l'émergence d'une jeunesse étouffée soit par la famille soit par le système. » La jeunesse, son énergie, sa créativité... un élan de liberté étouffé.