A l'affiche dans Les frontières du ciel, un film de Farès Naanaa, Anissa Daoud nous parle de son nouveau documentaire qu'elle vient de réaliser et de son expérience d'actrice dans les différents rôles qu'elle a interprétés. Vote actualité c'est aussi un documentaire que vous réalisez: «Notre femme en politique et dans la société» J'ai essayé de faire le documentaire que je voulais voir. Je l'ai fait avec peu de moyens mais beaucoup de sincérité. Il est, je l'espère, la première étape d'un travail plus approfondi sur le sujet. Comment vous est venue l'envie de tenter l'aventure de ce documentaire ? Vous savez, j e fais partie de ce qu'on appelle la « génération Ben Ali» celle de la médiocratie, celle de la fin des utopies. Je fais partie d'une génération de jeunes Tunisiens à qui on a inculqué que la politique était un domaine qui ne nous concernait pas, alors même que les injustices devenaient de plus en plus criantes autour d'elle. Je fais partie d'une génération de jeunes femmes à qui on n'a cessé de dire que les Tunisiennes avaient tous leurs droit et que le CSP est un plafond de verre indépassable, à qui on a répété jusqu'à la nausée que la «nature» de notre société ne permettrait jamais l'égalité totale, que le féminisme était dépassé et que s'en revendiquer ne ferait que nous créer des problèmes. Une génération qui devait assister à l'utilisation opportuniste du féminisme par la rhétorique de l'Etat tout en vivant au quotidien la discrimination vis-à-vis des femmes et en assistant impuissante à l'évolution conservatrice de la société sous la double impulsion des télés du Moyen-Orient et des mouvements islamistes locaux dont l'influence grandissait. Après la révolution, comme beaucoup de jeunes gens nous pensions que naturellement nous pourrions faire évoluer nos droits au-delà des acquis existants. Au fur et à mesure de l'avancement de la transition démocratique tunisienne, nous avons déchanté et nous avons vu tous nos acquis et principalement ceux liés aux droits des femmes attaqués au nom de «l'identité». «Notre femme en la politique et dans la société» est un film féministe pur et dur... Au-delà de toutes les rhétoriques politiques et des discours destinés à flatter l'étranger, au-delà même de la réalité des textes juridiques, j'ai voulu savoir où en était réellement le droit des femmes dans notre petite Tunisie toujours si prompte à se draper dans son héritage bourguibien. J'ai voulu savoir s'il y avait une réelle p lace pour les femmes dans la sphère politique dans notre pays. Pourquoi le choix de la LET(Ligue des électrices tunisiennes) ? La LET, c'est une association féministe née dans l'enthousiasme de la post- révolution et qui veut créer un véritable leadership féminin en Tunisie, un leadership qui va des quartiers populaires aux plus hautes sphères de la république. A travers cette structure j'ai voulu aller à la rencontre de femmes militantes pour comprendre de quoi est fait leur engagement politique, pour essayer de savoir s'il y a une manière féminine d'aborder la chose publique, pour connaître leurs stratégies et leurs difficultés à imposer l'égalité réelle. J'ai voulu savoir si finalement le désir de justice et de dignité qu'a réclamé tout un peuple ne s'incarnait pas mieux à travers la voix de nos femmes. En tournant ce documentaire et en côtoyant le combat pour l'égalité que mène la Ligue des électrices tunisiennes, et toutes les femmes qu'elle rassemble, j'ai justement retrouvé l'espoir, celui que nous portions tous à l'aube du 14 janvier 2011 et qui nous murmurait à l'oreille que demain serait meilleur et que le futur restait à inventer. Les militantes de la LET m'ont prouvé que le changement réel de ce pays s'opère à petits pas tenaces, petite victoire après petite victoire, presque humblement, et surtout bien loin des guéguerres politiciennes qui encombrent nos médias et les devants de la scène politique tunisienne. C'est ce message d'espoir que j'ai voulu transmettre à travers ce documentaire. Revenons à votre autre actualité, comment avez-vous vécu le passage du film «Les frontières du ciel» à Dubai ? L'accueil fait au film a été vraiment incroyable. Et cela aussi bien du côté de la communauté tunisienne vivant à Dubai que des festivaliers et des internationaux. Les billets des deux séances ont été entièrement vendus deux jours avant l'arrivée de l'équipe. Je crois que l'universalité de l'histoire et son humanité touchent le public au-delà des cultures et des frontières et ça c'est vraiment la principale réussite du film. Toute l'équipe était vraiment émue de la réaction du public après les projections, de leurs retours enthousiastes et des débats très riches que nous avons pu avoir. Dubai a été aussi l'occasion pour le film de se faire remarquer fortement des professionnels. Il y a eu de superbes critiques dans la presse internationale dont une dithyrambique dans le prestigieux Hollywood Reportes. Alors quand le public, les professionnels et les critiques reconnaissent les qualités artistiques d'un film, on se dit : «merci la vie». Et on se charge de cette belle énergie pour affronter les prochains défis et essayer de faire toujours mieux. Et puis surtout, Dubai a été la fierté du prix d'interprétation de Lotfi Abdelli qui est venu consacrer le film et dont nous sommes tous très fiers. Et d'autant plus fiers qu'il est arrivé dans un palmarès qui a consacré la Tunisie et son cinéma avec en plus du prix de Lotfi Abdelli, le Muhr D'or qui a été attribué à Leyla Bouzid. Tout le monde nous disait «Mabrouk c'est la nuit de la Tunisie». Et j'avoue que c'était beau de voir cette nouvelle génération de réalisateurs et de producteurs se serrer les coudes pour valoriser notre cinéma dans sa diversité et notre pays dans sa créativité. En quoi le rôle que vous avez interprété dans le film de Farès Naanaa est-il différent des autres que vous avez campé dans votre carrière notamment «Elle Et Lui» de Elyes Baccar jusqu'au récent «Printemps Tunisien» de Raja Ammari pour lequel vous avez reçu un prix d'interprétation cet été, en passant par «Tendresse du Loup» de Jilani Saddi ou «La nuit est longue» de Hatem Ali ? De par mes choix j'essaye de faire que mes rôles soient toujours différents les uns des autres. Il n'y a pas grand-chose en commun entre la presque adolescente en colère de «Elle et Lui», la jeune fille ordinaire issue de la classe moyenne de «Printemps Tunisien», la presque indifférence face au monde et à la douleur de la prostituée que j'incarne dans «Tendresse du Loup» ou la jeune mère exilée et déracinée de «La nuit est longue», hormis le fait qu'elles aient mes traits et que d'une manière ou d'une autre je leur insuffle quelque chose de moi. En effet ce qui m'intéresse dans ce métier est d'aller vers des personnages qui ne me ressemblent pas forcément, puis de trouver le dénominateur commun et humain entre eux et moi et de commencer ainsi à tisser la trame de l'interprétation de la partition qu'offre le rôle. Mais pour revenir à mon personnage de Sarra dans «Les Frontières du ciel» de Farès Naanaa, je dirais qu'il a pour particularité de m'avoir permis de pousser assez loin le travail sur la dualité force-faiblesse, qui existe souvent chez nos femmes en Tunisie et en Méditerranée. Cette manière qu'elles ont de toujours être là pour tout le monde, quitte à s'effacer elles-mêmes, à s'oublier, jusqu'à ce que leur propre entourage s'habitue tellement à cette force qu'il oublie qu'elles aussi peuvent craquer et se fendiller. Ce rôle m'a permis aussi de travailler sur un code de jeux subtil. Sarra est un personnage discret, qui n'a pas l'habitude de se mettre en avant, qui vit dans l'ombre et l'admiration de son mari. Il s'agissait donc de rendre compte de la profondeur de ses sentiments, de la complexité de son caractère, de son amour intrinsèque de la vie malgré tout, mais tout en gardant ce «quant-à-soi», ce retrait par rapport au monde, une pudeur des sentiments qui est une forme de dignité. C'est un film qui parle (entre autres) du vide que le décès d'un enfant laisse au cœur d'une maman. Interpréter ce vide plein de silences était- ce une expérience difficile pour vous ? Le film donne à voir le quotidien de la douleur après le décès d'un enfant. Ce qui se passe après: bien après l'enterrement, après le départ de la famille, des amis, quand la vie reprend son cours et que tout le monde s'habitue à son absence sauf vous. Parce que perdre un enfant est toujours intolérable, et que c'est une blessure qui ne se referme jamais et à laquelle on ne s'habitue jamais. Du coup, tout se passe en silence, dans le creux des choses, les non-dits. C'était l'essence même du projet de Farès, auquel j'ai complètement adhéré. Je ne sais pas si cela a été une expérience difficile, mais c'était passionnant, en tout cas, de trouver la justesse et l'abandon nécessaires pour rendre cela crédible. Farès m'a encouragé dans mon choix d'être dans un jeu sobre et pur, «à l'économie» comme on dit. Du coup cela a été un joli défi à relever. Est -il aisé de collaborer avec Farès Naanaa et d'avoir comme partenaire de jeu un comédien comme Lotfi Abdelli ? Il est toujours passionnant de collaborer avec un réalisateur sur sa première œuvre car il y a pour lui une charge et un enjeu particulier. De plus pour ce film on sentait que Farès était impliqué très intimement. Dans «Les Frontières du ciel», il nous parle finalement de ses peurs de père, de mari et d'homme. Il a passé énormément de temps à peaufiner son scénario avec sa co-scénariste Nadia Khammari et j'ai senti d'emblée qu'il portait très fortement son projet. Du coup pour moi il était très agréable de servir sa vision. Sur le tournage, mon sentiment s'est confirmé car il savait avec une grande précision ce qu'il voulait. Et moi c'est tout ce que je demande à un réalisateur: avoir un univers fort, la foi en son projet et savoir me donner le désir de le défendre. Quant à Lotfi Abdelli, notre collaboration était une première que j'ai envisagée avec beaucoup de curiosité et de plaisir. Pour moi le plus important était de rendre crédible notre couple. Il est vraiment difficile au cinéma de créer artificiellement l'intimité de deux personnes qui s'est construite en général dans le temps, qui est faite de souvenirs et de petits détails. J'ai donc passé le temps de préparation à observer Lotfi bouger, parler, plaisanter, et j'ai essayé de trouver ce qui avait fait que Sarah est tombée amoureuse de Samy. Trouver quelles sont les qualités qui l'ont séduite et les défauts qui l'agacent ou la font craquer. Comme Lotfi Abdelli dans la vie est très exubérant cela n'a pas été difficile pour moi d'envisager les raisons pour lesquelles cette femme discrète, née dans un milieu feutré et bourgeois, s'est éprise de Samy, de son humour et de sa joie de vivre. Dans la partie plus sombre du film et du tournage, le fait que Lotfi avait beaucoup de séquences à tourner en solo a créé une distance entre nous qui nous a permis de donner un côté électrique à nos échanges face à la caméra et de les nourrir d'une certaine tension. Parlez-nous de la petite Sophie qui joue votre fille dans le film. Comment cela s'est passé avec elle? Elle a été incroyable de sérieux et d'implication. Elle a complètement compris l'enjeu qu'était le tournage pour Farès et pour nous tous et a fait preuve d'un sens des responsabilités impressionnant pour son jeune âge. Nous nous sommes tous mobilisés pour rendre le tournage le plus agréable et le plus ludique possible pour elle et du coup cela a apporté de la gaîté au plateau. Il est toujours très agréable de travailler avec des enfants car ils sont encore proches de leur imaginaire brute, de cette notion originelle du jeu que nous, acteurs, passons une vie à retrouver. Quand dans leurs jeux ils font «zaama zaama» comme on dit, il ne jouent pas, ils ne trichent pas, ils sont le jeu et c'est magnifique.