«La Tunisie sociale est menacée » Crise sociale, aides et mesures d'accompagnement dans cette phase pandémique et surtout plan pour lever progressivement les subventions sur les produits de base, le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, brise le silence pour se prononcer clairement. Pour lui, lever les subventions sur les produits de base en Tunisie doit se faire tout en préservant la classe moyenne, car selon ses dires, la Tunisie sociale est menacée. Interview. Commençons par les mesures et les aides d'accompagnement des citoyens, des professions et des entreprises touchées par la pandémie. Si vous reveniez sur ces mesures, avec du recul, peut-on dire que la Tunisie a réussi ? A vrai dire, il y avait deux périodes. La période du confinement total entre mars et avril 2020 durant laquelle on a octroyé des aides directes, une mission confiée essentiellement aux Affaires sociales. Pour ce faire, nous avons mis en place deux plateformes, Help Entreprise et Batinda pour les travailleurs comme pour les chefs d'entreprise. Ces aides étaient destinées à l'accompagnement des classes et des catégories qui ont été durement touchées par la crise. Au total, nous comptons un million cent soixante treize mille personnes qui en ont bénéficié. Mais disons les choses comme elles sont, il y avait certainement des erreurs, car nous étions dans l'urgence, mais nous avons mobilisé nos registres de la pauvreté et de l'identifiant social pour remédier à la situation. Il était primordial pour nous d'actualiser ces registres en fonction de nouveaux critères et notamment à la lumière d'une nouvelle définition de la pauvreté. Il y avait seulement six mille personnes qui ont reçu ces aides alors qu'elles n'y avaient pas droit, cela fait partie de la marge d'erreur de l'actualisation de nos registres. Il y a eu une deuxième période qui concerne le confinement partiel et le confinement général observé pendant l'Aïd. Par exemple, le tourisme a été lourdement impacté, on a donc décidé de lancer Help Tourism, qui prend en charge tous les fonctionnaires du secteur touristique. Il y a eu aussi les mesures annoncées par le Chef du gouvernement à l'issue du confinement observé pendant l'Aïd. Plusieurs activités profitent de cette période pour réaliser jusqu'à 40% de leur chiffre d'affaires comme les coiffeurs, les vendeurs de prêt-à-porter, les vendeurs de jouets, etc. Ces mesures portent essentiellement sur cinq mille prêts de cinq mille dinars sans intérêts au profit de ces activités. Des aides financières directes sont également prévues pour certaines catégories. Elles profiteront également d'un allégement fiscal et des charges sociales. Au total, plus de 217 mille personnes sont ciblées par ces aides et avantages. Plusieurs critiques ont été faites concernant l'octroi de ces aides. Est-ce que l'Etat tunisien connaît-il vraiement ses citoyens ? Bien sûr, je vous le garantis. Regardez, sur un million de Tunisiens qui ont bénéficié de ces aides, nous avons eu une marge d'erreur de six mille personnes. Même la Banque mondiale a approuvé nos chiffres et nos registres. Le problème, c'est qu'en 2021 nous avons des citoyens qui n'ont pas d'identifiant social ? Au total, 85,16% des Tunisiens ont un identifiant social. Le pourcentage restant concerne notamment les ayants droit. Il est impossible d'atteindre un taux de 100% en ce qui concerne les identifiants sociaux. Nous avons environ 7,5 millions de Tunisiens qui bénéficient d'une couverture sociale. A ceci s'ajoutent les familles nécessiteuses et les familles à faibles revenus qui bénéficient aussi de couverture sociale. Pour faire simple, en Tunisie nous avons seulement 1,2 million de Tunisiens qui n'ont pas d'une couverture sociale, et c'est notre défi. Ce sont notamment les chômeurs qui doivent bénéficier d'une protection sociale. D'ailleurs, nous avons préparé un projet de socle national de la protection sociale qui ambitionne d'offrir une couverture sociale à tous les Tunisiens. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ? C'est un projet de loi qui repose sur quatre priorités : assurer une couverture sociale et sanitaire pour tous les Tunisiens, un revenu minimum pour tous les Tunisiens, prendre en charge toutes les personnes âgées et les handicapés et lutter contre la pauvreté des enfants. Le projet propose une indemnité mensuelle de 30 dinars pour chaque enfant tunisien de 0 à 17 ans. Chaque enfant tunisien doit savoir qu'il existe un Etat derrière lui. C'est une sorte de contrat social entre l'Etat et la famille pour garantir tous les droits des enfants et prévenir le décrochage scolaire. Ce socle correspondra à seulement 1,8% du PIB, mais il aura des répercussions considérables directes sur la société et la lutte contre la pauvreté. Nous avons également proposé une caisse d'assurance contre la perte d'emploi. Ceux qui perdent leur travail ne doivent pas être exclus des cercles de production mais aussi de consommation. Cette caisse prendra en charge tous les Tunisiens qui perdent leur emploi, et on a vu l'utilité d'une telle caisse pendant la crise du Covid-19. Dans le cadre de ce socle, les jeunes diplômés chômeurs devraient également être concernés par cette caisse pour bénéficier d'aides exceptionnelles. Car il faut dire que la Tunisie sociale est menacée, les acquis sociaux sont menacés, nous devons adopter une politique offensive sur le plan social pour renforcer la Tunisie sociale. Ce socle est un pas pour renforcer la Tunisie sociale. Ce projet de loi sera soumis prochainement à l'ARP. Justement, vous prévoyez d'accorder une aide exceptionnelle à un million de familles nécessiteuses. Pourquoi et pour quand ? La crise du Covid-19 a touché les personnes les plus vulnérables. Ces familles touchent une allocation de 180 dinars par mois. Ce n'est pas suffisant. Nous avons eu l'opportunité de solliciter un prêt auprès de la Banque mondiale de 300 millions de dollars dont 100 millions de dollars d'aides exceptionnelles qui ciblent environ 1,1 million de familles tunisiennes pauvres. L'ARP doit approuver ce prêt pour décaisser ces aides exceptionnelles. Cette mesure intervient-elle en préparation à la levée des subventions en Tunisie ? En aucun moment nous n'avons discuté de la levée des subventions avec la Banque mondiale, encore moins avec le FMI. Selon vous, existe-t-il une intention de lever la subvention de quelques produits de base en Tunisie ? Le problème de la caisse de compensation existait depuis les années 80. On n'a pas évoqué la levée des subventions, mais plutôt la rationalisation de ce système. On ne peut pas supprimer les subventions alors qu'il existe un taux considérable de pauvreté en Tunisie, c'est contradictoire. Mais il existe certaines voix qui proposent de subventionner les familles nécessiteuses au lieu de subventionner les produits de base, et c'est ce qu'on va faire en Tunisie. On va remplacer la subvention par des aides directes. Photo : Koutheïer KHANCHOUCH Dans ce cas, la classe moyenne sera la plus sanctionnée, n'est ce pas ? Ecoutez, revoir le système de compensation ne doit pas sanctionner la classe moyenne. La classe moyenne a été lourdement sanctionnée, elle est en train d'amortir la crise sociale et économique. Ce qui fait l'équilibre dans le pays, c'est la classe moyenne qui est en train de s'appauvrir. Ce que je propose, c'est d'opérer progressivement. Nous devons déterminer les classes sociales qui seront concernées par ces aides directes. Tous ceux qui touchent 2.000 dinars ou moins doivent toucher ces aides contre la révision de la caisse de compensation. Qu'en est-t-il de la levée des subventions des carburants ? Personnellement, je suis pour. Les catégories pauvres ne sont pas concernées par les voitures, de même pour la classe moyenne. La subvention des carburants doit cibler plutôt le transport public. Si tu as une voiture douze chevaux pour aller faire des vacances à Tabraka, l'Etat n'est pas concerné dans ce cas par la compensation des carburants. Celui qui achète une voiture doit certainement avoir l'argent pour la faire marcher. Sauf que pour de nombreux citoyens, avoir une voiture est devenu une nécessité vu la qualité du transport public en Tunisie ? Moi je préfère que la subvention des carburants aille plutôt vers le transport public pour l'améliorer et le remettre à niveau. Prenons l'exemple du sucre, ce sont les pâtisseries, les cafés, les hôtels et les restaurants qui bénéficient de la subvention et non pas le citoyen. Quels sont selon vous les produits concernés par une levée de la subvention ? Ce sont notamment les carburants, le sucre, le blé et le lait et dérivés. Mais le dossier reste tributaire d'un dialogue avec les différents partenaires sociaux. Mais faut-il s'attendre à une crise sociale ? Oui, mais il nous faut une campagne de sensibilisation et une stratégie progressive pour expliquer aux gens les avantages d'une telle décision. Orienter et rationaliser la subvention des produits de base est une chose convaincante, sauf qu'il ne faut pas commettre des erreurs au niveau de l'exécution. Nous ne devons pas oublier certainement la classe moyenne qu'on ne peut pas cerner aisément. La situation des classes sociales est alarmante vu leur endettement extrêmement élevé. Quel est le dernier constat ? Les difficultés sont toujours là. Mais la réforme opérée en 2019 a stoppé l'hémorragie. Ce que nous avons réalisé, c'est une réforme au niveau de la Cnrps dont la dette passe d'un milliard de dinars de déficit à seulement 190 millions de dinars. Pour la Cnss, elle n'a pas encore adhéré à cette démarche, nous ne voulons pas faire un passage en force, car la réussite de telles mesures et réformes doit inclure tous les intervenants. En 2016, nous avons eu une sévère crise de liquidité au niveau des caisses, aujourd'hui nous n'avons plus de problèmes. Sauf que la situation de la Cnam reste délicate. Les dettes de la Cnss et de la Cnrps auprès de la Cnam sont évaluées à cinq milliards de dinars. C'est une chaîne d'endettement, la réforme des caisses sociales est intimement liée à la réforme de l'économie nationale. Les sociétés publiques ne sont pas en train de payer leurs cotisations auprès des caisses sociales. Figurez-vous que la Cnrps à elle seule attend le recouvrement de 900 millions de dinars de cotisations sociales des entreprises publiques, idem pour la Cnss. L'Etat doit avoir les moyens pour réformer les entreprises publiques, notamment celles du transport. Je pense que le principal projet pour la Tunisie, c'est le transport. Nous avons besoin d'un métro souterrain, nous avons besoin d'une flotte irréprochable. Il faut classer nos priorités, pour moi le transport est une priorité. La performance du transport aura une incidence directe sur la qualité de vie des Tunisiens. La carte Labes, c'est pour quand ? Nous avons déjà imprimé 3,5 millions de cartes. Au niveau de la distribution, nous avons eu des problèmes relatifs aux adresses et aux coordonnées des citoyens, nous avons seulement distribué 20% des cartes. Donc nous avons arrêté cette démarche car nous allons signer un contrat avec la Poste pour poursuivre l'opération. Si tout va bien, d'ici 2022 la carte Labes sera opérationnelle. Il ne faut pas oublier que nous avons aussi huit mille lecteurs à distribuer sur les hôpitaux et 18 mille autres sur les pharmacies. Cette carte nous permet de tout contrôler et de lutter contre la corruption. Photo : Koutheïer KHANCHOUCH