Voici revenu le temps des vernissages, le temps des retrouvailles entre artistes et amateurs d'art, le plaisir de la délectation esthétique et, si besoin, de la critique artistique. Ici et là sur Tunis, des expositions sont organisées, en présence des publics, «dans le respect des règles sanitaires», mentionne-t-on toujours. Nous ne pouvions mieux espérer que cette reprise, quoique prudente, de la vie culturelle. Pourvu que ça dure ! A thème unique, répliques multiples... Notre première escapade artistique a été au Musée Safia Farhat à Radès, le 19 septembre dernier. Un vernissage aux allures de fête agrémenté, cerise sur le gâteau, par un soleil radieux ! Nous avons eu l'occasion de découvrir les œuvres de vingt-trois artistes, les habitués des lieux ( on ne change pas une équipe qui gagne ! ) et quelques nouveaux venus. Nous avons nommé Abdesslem Ayed, Wissem Ben Hassine, Mohamed Ben Slama, Mohamed Ben Soltane, Nader Boukadi, Omar Bsaïes, Hela Djebby, Slimen Elkamel, Aïcha Filali, Emna Ghezaïel, Slim Gomri, Adnene Haj Sassi, Besma Hlel, Nadia Jelassi, Imed Jemaïel, Hafedh Jerbi, Halim Karabibene, Raouf Karray, Sadri Khiari, Isil Kurmus, Insaf Saâda, Saber Sahraoui, Nabil Saouabi et Ekram Tira. La thématique imposée par Aïcha Filali est plus que d'actualité : «Vivre et créer dans l'incertitude». Le résultat est une exposition éclectique, «composite», multiple avec une variété de styles, de cachets reconnaissables à première vue, de médiums et de techniques où les œuvres ne sont pas «en compétition», mais conversent. Il faut bien avouer que la plupart des artistes ont réussi l'exercice... Mis à l'épreuve de la crise sanitaire mondiale, ils se sont fait résonances de ce qui est et ont relevé le défi de l'«inventivité». Du Web 2.0 prenant visage d'une broderie 5.2 (à découvrir ! ) aux états et comportements des gens de tôle ou d'argile, en passant par l'informe, le flou, la désinvolture, la mort, l'envol des vagues, les maux et les émois, la condition humaine, le déplacement et l'immobilité... Des bribes d'un monde qui fonctionne en vase clos, qui bouge dans un état statique, avec un coefficient d'incertitude élevé, quasiment jamais vécu auparavant. Les artistes ont renseigné sur cette expérience vécue, exprimé leurs ressentis, choisi leurs points de vue, se sont fait le corrélat d'une réalité presque rocambolesque. Slim Gomri, Etat(s) d'Hommes, Découpe sur tôle, 112/42/4 cm Un intérêt renouvelé... A dire vrai, le thème ou concept d'incertitude n'est pas nouveau dans l'art. L'incertitude est, en effet, un facteur omniprésent dans le processus de création et de production artistique. Elle fait probablement partie de l'une de ses caractéristiques intrinsèques les plus saillantes et constitue, peut-être, une condition de la création. Mais vu le contexte actuel, le sujet prend désormais une autre dimension et nécessite un «traitement», une approche et un intérêt différents et particuliers. Si ces deux dernières années ont prouvé une chose, c'est que l'incertain régit notre monde, notre nouvelle manière d'être et de vivre. L'agir humain a désormais changé : le confinement, la distanciation, les gestes barrières, le port du masque, les restrictions de tous genres ont impacté nos rapports aux autres et aux choses, à la Vie d'une manière générale. Cette crise sanitaire n'a pas été sans affecter les artistes. Leurs rapports au corps, à la société, au temps, à l'espace, à leur statut et missions, ont été grandement modelés, voire chamboulés. L'activité productrice se trouve, elle, de facto, touchée. L'incertitude est alors, d'autant plus accentuée, bouleversant les dimensions individuelles et collectives. «Quoi faire ? Créer, produire ? Pour qui ? Pour quoi ?…», se demande Aïcha Filali dans le texte introductif du catalogue. La pandémie est-elle source de fécondité ou de paralysie artistique ? Comment les artistes peuvent-ils se trouver et se retrouver dans ce clair-obscur généralisé ? Pourquoi aller aux termes de l'entreprise artistique en l'absence de «consommateurs» et de lieux d'exposition ? Des questionnements quasiment existentialistes qui bénéficient de toute légitimité dans et devant un horizon aussi incertain. Aïcha Filali, Critical error, Broderie sur pièce de laine tissée, 260/120 cm Questionner le comportement de l'artiste et la créativité au temps et au-delà de la crise pandémique, face à «l'épreuve de l'incertitude», est plus que jamais à l'ordre du jour. L'indétermination du futur, essence même de la praxis et la poésie, est, en effet, amplifiée. L'action artistique est ainsi modifiée, faisant que les artistes cheminent, désormais, selon un cours incertain, composent avec ce qu'ils ont, suivant la variabilité de l'actualité qui devient source d'inspiration et ingrédient de leur travail. Cette exposition fort intéressante, espace-temps d'une réflexion sur une réalité frôlant la fiction, montre que l'incertitude peut finalement être un «monde possible» de création et que le contexte de la pandémie peut amorcer la dynamique de la production artistique. Créer dans le flou, l'hypothétique, le vacillant, l'imprévisible, l'improbable, l'aléatoire, le précaire et l'absurde aussi, peut s'avérer être un levier pour l'activité créatrice et un ferment pour une imagination vivace et une production artistique féconde. «Vivre et créer dans l'incertitude» se poursuit jusqu'au dimanche 31 octobre 2021. Ça vaut vraiment le détour !