La grande famille des affaires étrangères était rassemblée, «sans exception», pour écouter une conférence de M. Ahmed Ounaïes... La salle de réception du palais de Carthage, encore occupée en son centre par le buste de Hannibal, l'ancêtre carthaginois, a abrité une réunion avant-hier en guise de célébration du soixantième anniversaire du ministère des Affaires étrangères. Cette naissance remonte en réalité au 3 mai 1956, date du décret beylical en vertu duquel a été rétablie et réorganisée cette institution, puisque ses pouvoirs avaient été transférés à la France en 1881, suite au Traité du Bardo. Ce qui veut dire que cette naissance célébrée était, à proprement parler, une renaissance, une résurrection, comme cela sera d'ailleurs rappelé au cours de la conférence qui a marqué l'événement. L'assistance était nombreuse, mêlant hommes et femmes (bien que ces dernières fussent beaucoup moins nombreuses), personnes d'âge très avancé et d'autres beaucoup plus jeunes, acteurs connus de la scène politique — y compris de l'ancien régime, y compris des figures controversées de l'ancien régime — et parfaits anonymes : la plupart formait la grande famille de la diplomatie tunisienne, à travers les générations. Les membres du gouvernement et tous ceux qui, à un titre ou un autre, exerçaient une haute responsabilité dans l'Etat avaient été invités également. Le président de la République, qui a pris la parole avant la conférence, est lui-même membre de cette famille en sa qualité de ministre des Affaires étrangères dans les années 80. Dans ses paroles d'introduction, Caïd Essebsi a rappelé que le premier à avoir occupé le poste de ministre des Affaires étrangères dans la Tunisie indépendante a été Habib Bourguiba, dans la mesure où ce dernier cumulait à cette époque les fonctions de Premier ministre, de ministre de la Défense et de ministre des Affaires étrangères. Il rapporte également que l'une des premières décisions de Bourguiba fut de nommer au poste de secrétaire général Khemaïes Hajri, dont il sera lui-même le témoin de la mort lente mais tragique, puisqu'elle a été causée par une balle qui l'a atteint à la tête à l'occasion d'un affrontement entre la Garde nationale et l'armée française à la frontière avec l'Algérie. Continuité de l'Etat Le président a conclu son propos en soulignant le principe de la continuité de l'Etat à travers la succession des personnes et des époques : principe consacré par Bourguiba lui-même, dit-il, quand il a pris en main les Affaires étrangères et qu'il a eu à gérer l'héritage beylical. Mais cette remarque avait surtout pour but d'appeler les responsables actuels dans ce domaine à respecter ce même principe à la fois de continuité et d'inclusion. Le conférencier qui a pris ensuite la parole est connu : Ahmed Ounaïes a été diplomate de carrière puis, juste après la révolution, il a occupé le poste de secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères sous le premier gouvernement de Mohamed Ghannouchi et celui de ministre des Affaires étrangères sous le second gouvernement de Mohamed Ghannouchi. Le passage a été relativement bref mais a laissé à beaucoup l'impression d'un intellectuel qui manie l'analyse avec profondeur et rigueur. Trop au goût de certains, peut-être même. La conférence qu'il a présentée avant-hier n'a cependant pas été un exercice intellectuel de haut vol. On devinait le souci de faire plutôt parvenir un message à cette famille diplomatique réunie, «pour la première fois à l'initiative du président de la République», comme il fera remarquer. Dans le prolongement des considérations qui avaient précédé, il est lui-même revenu sur le passé de l'action diplomatique tunisienne : d'abord celle d'avant le Traité du Bardo, avec la création du poste de ministre des Affaires étrangères en 1837, sous le règne de Ahmed Bey, puis avec la naissance de l'institution dans la forme que précisera la Constitution de 1861, sous le règne de Sadok Bey... Il a égrené les noms des personnages de l'époque qui ont occupé la fonction, soit de ministre soit de diplomate dans telle ou telle capitale étrangère, jusqu'à arriver à cette date fatidique et de triste mémoire qu'est le 12 mai 1881. Après l'indépendance, le premier gouvernement est formé le 15 avril 1956. Le conférencier rappelle que nous sommes alors en pleine crise yousséfiste et que la Tunisie est engagée dans une politique de soutien à l'insurrection algérienne contre le régime colonial. D'où sa décision de mettre sous son contrôle direct les deux départements de la Défense et des Affaires étrangères, bien qu'il fût déjà à la tête du gouvernement en qualité de Premier ministre. Cette reprise en main de la diplomatie va être marquée très rapidement par une politique d'affirmation de la souveraineté du pays dans la relation avec les pays tiers. La proposition de la France d'établir une forme de partenariat dans les domaines de la défense et des relations étrangères sera repoussée au profit du principe d'indépendance de l'Etat. Dans le même temps, la Tunisie devient membre d'organisations internationales comme l'OMS et l'OIT... Retrouvailles Mais Ahmed Ounaïes rappelle que «tout cela ne s'est pas fait en 1956». Dès les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, des figures comme Béhi Ladgham ou Jallouli Farès ont balisé le terrain de ce qui sera ensuite la diplomatie tunisienne, avec ses constantes... «Ils ont œuvré dans une époque difficile, insiste l'orateur avec un accent d'émotion. Recevez les leçons de l'histoire, celle d'un pays qui s'est astreint au travail persévérant et à la justice». Et l'orateur de réfuter l'accusation de «pragmatisme» concernant la diplomatie tunisienne. Pour lui, il y avait bien dès l'époque de Bourguiba le souci de faire accepter des positions difficiles, d'où une souplesse dans l'approche, mais le principe de base a toujours été que les relations ne sauraient reposer sur l'exercice de la force mais bien sur le libre consentement des parties : telle est la voie. Il n'y a pas lieu d'avoir des ennemis de manière indéfinie, ajoute-t-il. Lorsque la Tunisie a eu recours à la force, c'était pour défendre sa propre indépendance et elle a combattu la France en se réclamant de valeurs que ce pays avait lui-même proclamées pour son propre compte. D'autres constantes sont évoquées : le refus de toute occupation étrangère, même sur une portion réduite du territoire, et la dignité humaine. Ahmed Ounaïes a achevé sa conférence en adressant au président de la République trois demandes : premièrement, qu'une plaque commémorative soit installée sur la place du gouvernement en l'honneur de grandes figures comme Khemaïes Hajri ou Hédi Annabi, deuxièmement, que soit créé un club qui soit digne de la grande famille qui est celle des diplomates et, enfin, que les collègues de ce métier puissent consigner leurs expériences à travers des ouvrages, à l'image de ce qui a été fait par le président lui-même, mais aussi par d'autres... La cérémonie a été ponctuée par une réception où la bonne ambiance était aux retrouvailles !