Sihem Ben Sedrine : « Celui qui refuse de rendre des comptes refuse la réconciliation ». Le rapport indique que la majorité des demandes d'arbitrage et de réconciliation émanent des victimes, alors que les auteurs des atteintes, eux, rechignent à le faire Les auditions publiques devraient commencer dans la seconde moitié de 2016. Rapport annuel de l'IVD La justice transitionnelle a déjà commencé Sihem Ben Sedrine : « Celui qui refuse de rendre des comptes refuse la réconciliation ». Le rapport indique que la majorité des demandes d'arbitrage et de réconciliation émanent des victimes, alors que les auteurs des atteintes, eux, rechignent à le faire Les auditions publiques devraient commencer dans la seconde moitié de 2016. La présidente de l'Instance vérité et dignité a remis mercredi son rapport annuel au chef du gouvernement, Habib Essid. Un rapport qui retrace l'ensemble des activités de l'instance. Chiffres à l'appui, le rapport rend compte du colossal travail de l'IVD dont la mission est fixée à cinq ans. La Presse a réussi à obtenir une copie de ce rapport. Nous vous en donnons ici quelques détails. Jusqu'en décembre 2015, l'IVD a officiellement reçu 23.727 dossiers (aujourd'hui ils sont plus de 30.000) dont seulement 17% (soit 3.990 dossiers) qui concernent des victimes femmes. En 2015, l'instance a pu trier 17.091 dossiers dont 454 qui ont été refusés car ils ne correspondaient pas aux prérogatives de la justice transitionnelle. Parmi ces dossiers, 190 auraient été étudiés dans le cadre de « l'arbitrage et la réconciliation ». L'instance a en outre organisé 1.938 séances d'audition. Dans son mot d'ouverture du rapport, la présidente de l'IVD, Sihem Ben Sedrine, a révélé que les séances secrètes d'audition des victimes immortalisent 60 ans de souffrances. « Nous avons documentarisé des histoires horrifiantes de tortures avec usage de perceuses, l'illusion de noyade ou à travers la fameuse position du poulet rôti, explique-t-elle. Nous avons également entendu des récits invraisemblables sur des traitements inhumains qui vont jusqu'aux agressions sexuelles contre des femmes et même des enfants ». Personne n'est épargné Dans les dossiers reçus, l'IVD a recensé 10 principales atteintes aux droits de l'Homme qui représentent 88% des plaintes déposées. Il s'agit des atteintes au droit de travail (60%), l'arrestation abusive (51%), les atteintes à la liberté de la presse (47%), les atteintes contre l'intégrité physique des personnes à l'occasion des manifestations ( 39%), la torture (38%), la surveillance administrative (26%), les atteintes aux droits de la défense lors des procès (25%), les atteintes à la liberté de réunion pacifique (20%), les atteintes au droit d'inviolabilité du domicile (19%) et les atteintes au droit à la santé (15%). Si le total dépasse largement les 100%, c'est que certaines victimes subissent plusieurs types d'exactions en même temps. En outre, 5 régions et localités ont déposé des dossiers en tant que victimes, en l'occurrence le gouvernorat de Kasserine, les régions intérieures du gouvernorat de Kasserine, le village Ennasr à Meknassi (Sidi Bouzid) ou encore M'Dhilla (Gafsa). C'est d'ailleurs en toute logique que le plus grand nombre de dossiers déposés proviennent des régions défavorisées : Kasserine (3.351 dossiers) et Gafsa (2.719). Vu la taille de sa population, Tunis totalise 3.179 dossiers. Des exactions qui concernent toute la période couverte par les prérogatives de l'IVD (de 1955 à 2013) et l'ensemble des familles idéologiques, des yousséfistes, des activistes du mouvement perspective, de la gauche, du mouvement syndical (1978), des victimes des évènements du pain (1984) aux islamistes dans leur diversité. La corruption financière La commission d'arbitrage et de réconciliation a reçu 615 dossiers liés à de la corruption financière. Jusqu'à la fin de l'année 2015, 9 dossiers ont été définitivement liquidés vu que le mécanisme d'arbitrage a été refusé, sachant que dans ces dossiers ce sont des banques qui sont accusées. Dès 2013, lorsque le pôle judiciaire financier a été créé, environ 800 dossiers relatifs à la corruption financière lui ont été confiés. Selon le rapport, le premier juge d'instruction au pôle s'est dit prêt à mettre ces dossiers à disposition de l'IVD. Une telle mesure permettrait, toujours selon le rapport, d'accélérer l'étude des demandes d'arbitrage et de réconciliation. Cependant, l'article 45 de la loi sur la justice transitionnelle dispose que dans les cas d'arbitrage, l'Etat doit obligatoirement être partie prenante. Sauf que pour qu'une telle mesure soit effective, le gouvernement doit émettre un décret, qui tarde à venir. Pour le moment, l'IVD traite séparément avec chaque ministère concerné (comme ce fut le cas pour l'affaire Slim Chiboub avec le ministère des Domaines de l'Etat et des Affaires foncières). Si la collecte des dossiers se poursuit jusqu'au 15 juin (dans peu de temps), l'IVD a d'ores et déjà commencé à trier les dossiers selon 3 critères essentiels, à savoir la période du déroulement des faits (entre juillet 1955 et décembre 2013), l'auteur de l'atteinte (doit être obligatoirement l'Etat ou toute personne agissant au nom de l'Etat ou sous sa protection) et le type de l'atteinte (celle-ci devra être suffisamment grave et systémique). Des critères assez rigides qui ont conduit au refus de 454 dossiers. L'IVD a également procédé à 1.938 auditions. Des auditions qui sont bien évidemment enregistrées (audio ou vidéo), puis conservées dans une application informatique hautement sécurisée. Parfois, lorsque c'est jugé nécessaire, l'IVD procède à des auditions simultanées de plusieurs victimes de la même affaire. Tel a été le cas de 22 prisonniers politiques islamistes originaires de la cité de Nefta Sud, auditionnés le 21 octobre 2015. Le texte de loi portant création de la justice transitionnelle, ayant prévu des séances d'audition publiques, dans le but de conserver la mémoire nationale, l'IVD a commencé à préparer la tenue de ces séances qui promettent d'être historiques. Cet exercice commencera après la fin des investigations dans le but de permettre à l'opinion publique de prendre connaissance de récits avérés et confirmés par des recoupements. Selon le rapport annuel, ces auditions publiques devraient commencer dans la seconde moitié de 2016. Reconnaître le statut des victimes D'autre part, selon un sondage autour du système de la justice transitionnelle, 84% des sondés parmi les bénéficiaires de l'amnistie générale estiment que la « reconnaissance des victimes » et leur « dédommagement » doivent être l'une des priorités de l'Instance vérité et dignité. Selon le rapport, c'est effectivement ce qui compte le plus aux yeux des victimes qui sont par ailleurs enclins, pour un nombre important d'entre eux, à « pardonner leurs bourreaux dès que ces derniers avouent leurs actes criminels et s'engagent à ne plus recommencer ». La présidente de l'IVD martèle : « Celui qui refuse de rendre des comptes refuse la réconciliation ». Elle rappelle notamment que le mécanisme de la justice transitionnelle offre aux auteurs avérés d'actes criminels une sortie inédite et une occasion en or pour éviter d'être traduits en justice, surtout que certains des crimes qui leur sont reprochés ne sont pas prescriptibles. Malgré ces mises en garde, le rapport indique que la majorité des demandes d'arbitrage et de réconciliation émanent des victimes, alors que les auteurs des atteintes, eux, rechignent à le faire. L'Etat, lui, n'a jusqu'à présent présenté aucune demande d'arbitrage en tant que victime.