L'opération est née du désir d'un père et de sa fille d'améliorer les conditions de séjour carcéral des 23 600 détenus purgeant des peines dans les vingt-sept prisons et six centres de rééducation qui couvrent la Tunisie. En leur ouvrant une fenêtre sur la lecture. Des lots de livres et de journaux seront distribués pendant ce mois de Ramadan dans les prisons proches de Tunis Lina Ben Mhenni, blogueuse et militante des droits de l'Homme, rendue célèbre pendant les évènements révolutionnaires par son site Tunisian Girl, où elle relaie l'écho des protestations populaires, est convaincue : « Ce n'est pas pace qu'un individu est privé de liberté qu'il perd tous ses autres droits, dont celui à la culture et la lecture ». Avec son père, Sadok Ben Mhenni, également activiste des droits de l'Homme, figure de la gauche historique, incarcéré dans les années 70 pour son opposition à Bourguiba, Lina mène depuis le mois de février dernier une collecte de livres et de revues pour les bibliothèques des prisons tunisiennes. Une initiative citoyenne née de l'incursion des Ben Mhenni dans la prison de Mornaguia, en novembre dernier, à l'occasion d'une série de projections de films dans les lieux de détention, en marge des Journées cinématographiques de Carthage (JCC). Lina saisit alors toute l'indigence de la bibliothèque de la plus grande prison de Tunisie, située à 14 km de la capitale. Le duo, qui lance l'opération sur Facebook, ne s'attendait pas à autant de dons, de générosité et d'idées en faveur de leur projet. Aujourd'hui des livres, dans toutes les langues et couvrant toutes les disciplines, du roman à la poésie et à l'essai et de la psychologie, à l'économie, à la pédagogie et aux sciences politiques affluent de toute la République et même au-delà. Des colis arrivent de Suisse, de France, des Etats-Unis... Le mouvement s'emballe très vite Sadok Ben Mhenni revient à l'origine de cette initiative à laquelle il se consacre totalement aujourd'hui : « Rentrés chez nous, on a pensé au début rendre ce déficit de livres public. Puis en réfléchissant mieux, on s'est interrogé : « Pourquoi ne pas passer de la dénonciation à l'action? Pourquoi tant que le contexte le permet aujourd'hui, la société civile ne trouverait-elle pas un début de solution à un tel problème ?». Lina étant, suivie par près de 100 000 personnes sur Facebook et Twitter, une campagne de collecte via les réseaux sociaux s'est imposée d'elle-même. « Et si la Direction générale des prisons et de la rééducation ne suivait pas cet élan ? », s'est-on interrogé encore. Nous avons alors recouru à la médiation de l'Organisation mondiale contre la torture, qui a signé ces dernières années une convention avec la Direction générale des prisons et de la réhabilitation en matière de projection de films dans les espaces d'incarcération. La Direction des prisons accueille favorablement l'initiative ». Au bonheur du père et de sa fille, le mouvement s'emballe très vite. On appelle de partout. Des étudiants en psychologie font campagne dans leur fac pour la collecte. Des libraires et des commerçants, disséminés sur les différents points du territoire, transforment leurs magasins en points de ramassage des ouvrages. Un bouquiniste fait don du meilleur de ses stocks. Des éditeurs et des auteurs répondent à l'appel. Des entreprises fournissent gratuitement des cartons de livraison. Des citoyens proposent d'offrir des étagères. Le duo est invité dans des universités pour présenter l'expérience de la collecte, une occasion pour ces deux humanistes de tourner les droits des prisonniers en un sujet de débat public. Les réseaux sociaux donnent un écho international à la campagne. La cible de départ des deux initiateurs du projet était 3.000 bouquins et revues. Ils les reçoivent dans les deux semaines suivant leur annonce ! « Les fonds de nos prisons sont devenus trop vieux » Le 5 avril dernier, un premier lot de 8 000 ouvrages et journaux est livré aux responsables de la Dgpr au cours d'une petite cérémonie tenue au siège de l'Organisation mondiale contre la torture. Les échanges de discours entre les haut gradés de la Direction des prisons, les Mhenni et Gabriele Reiter, la directrice de l'OMCT, sont pleins d'humanisme. « La proposition de Sadok et Lina Ben Mhenni nous a tout de suite intéressés. Elle vient en fait combler un manque de moyens de l'administration pénitentiaire pour acquérir des ouvrages à l'intention des 27 prisons et 6 centres de rééducation que compte la Tunisie. Les livres et les journaux dont nous disposons sont devenus trop vieux, trop usités. Certains lecteurs assidus, condamnés pour une quelconque peine, ne trouvent plus rien à lire. Cette collecte va actualiser le contenu de nos bibliothèques et enrichir sensiblement nos fonds. Nous en sommes heureux », soutient Adel Sandid, inspecteur des services pénitentiaires et rééducatifs. Tous les ouvrages sont-ils susceptibles d'entrer en prison ? « Oui », répond Adel Sandid « A part ceux incitant à la haine et au racisme, ou des publications pornographiques et d'autres initiant aux techniques de fabrication artisanale d'explosifs, », ajoute le responsable pénitentiaire. Pour pousser les prisonniers à bouquiner, la Dgpr a promis d'accorder des incitations aux lecteurs les plus sérieux, dont des visites supplémentaires avec leurs proches, ou encore des visites sans séparation. L'accès aux livres intéressera tous les détenus quelle que soit la gravité de leur sentence. Sadok Ben Mhenni a réalisé jusqu'ici le listing et le tri selon le genre et la langue de 6.000 ouvrages et revues. Ces lots seront contrôlés par les fonctionnaires de l'inspection pénitentiaire puis distribués dans les espaces de privation de liberté. « Il est très possible que nous commencions l'opération de distribution pendant ce mois de Ramadan, au niveau des prisons de la capitale et celles les plus proches de Tunis, une dizaine en tout », annonce Adel Sandid. Lina Ben Mhenni, elle, rêve déjà d'un évènement accompagnant l'entrée des colis de bouquins à la prison des femmes de La Manouba : « Pourquoi pas une soirée de lecture de poésie pour transmettre ce goût des livres, qui élargit tellement les horizons des personnes privées de liberté ? », propose-t-elle.