De notre envoyé spécial en Irak Soufiane BEN FARHAT «Vers l'Orient compliqué je volais avec des idées simples», avait écrit Charles de Gaulle dans ses Mémoires de guerre. L'Orient est toujours compliqué, mais les idées y sont bien loin d'être simples Les dispositifs stratégiques de la bataille de Mossoul plantent le décor. D'un côté, une ville d'un million et demi d'habitants pris en otage par l'organisation terroriste. A défaut d'être une chair à canon, les populations civiles en sont réduites à un vaste bouclier humain. Du coup, l'aviation irakienne est neutralisée, ne sachant intervenir aisément. D'un autre côté, un siège hermétique de la ville de trois côtés, la façade ouest reliant Mossoul à Raqqa en Syrie étant encore ouverte, étrangement. On prête aux Américains la volonté d'y laisser un couloir de fuite des terroristes vers Raqqa via Tel Afar. Des informations de la dernière heure font état cependant d'un afflux de combattants terroristes à Mossoul de Raqqa via Tel Afar. Il faut savoir que cinq mille soldats et douze généraux Américains opèrent en Irak. Ce qui provoque le courroux étouffé des Iraniens, alliés tièdes de l'Irak. Des dizaines de petites villes et villages entourant Mossoul ont été libérés depuis le lancement de l'offensive terrestre par l'armée régulière irakienne le 17 octobre. Elle aligne plusieurs milliers de soldats. Ils sont épaulés par des centaines de milliers de supplétifs de volontaires recrutés parmi les civils (al7achd echa3bi), en plus des peshmergas kurdes. Jusqu'ici, seule l'armée intervient en première ligne, les supplétifs se chargeant des travaux d'intendance après coup. Daech ne compte pas se rendre facilement. Et pour cause. Sa défaite à Mossoul, où l'organisation terroriste a proclamé son califat, signifiera la fin de l'organisation, du moins en Irak. Si elle perd cette bataille, Daech perdra la guerre. Près d'un millier de combattants de Daech ont été tués au cours des derniers jours et des centaines d'autres arrêtés. Elle contrôlait trois provinces irakiennes, Al Anbar, Salahuddine et Ninive, ainsi que des villes comme Falluja et Ramadi. Elle est arrivée même dans les faubourgs de Bagdad, avant d'en être délogée. Elle n'opère désormais plus qu'à Mossoul. Pour l'instant, Daech aligne une double défense, statique et mobile. Côté statique, des réseaux de tunnels souterrains, de tourelles pour snipers, de mines antipersonnel et antichars, d'engins explosifs, par centaines de milliers, de fortifications et barrages aux alentours et à l'intérieur de la ville. Côté mobile, des motos-suicides, véhicules et camions remplis d'explosifs sont lancés contre l'armée, ses tanks et ses colonnes de blindés. Sans parler du dynamitage d'usines et de carrières de soufre, comme ce fut le cas il y a quelques jours au nord-est de Mossoul. Ainsi, le nuage blanc toxique sulfuré s'est-il mêlé aux fumées du pétrole brûlé à ciel ouvert. Du coup, les démineurs de l'armée régulière sont devenus une figure de proue de cette bataille décisive. Nombre d'entre eux sont morts. Il leur est arrivé, ces derniers jours, d'enlever et neutraliser plus de cinq-mille mines dans de petites localités libérées aux environs de Mossoul. Tel fut le cas après la libération de Qaraqosh, la plus grande ville chrétienne d'Irak, située à 15 kilomètres au sud-est de Mossoul. Idem dans la petite ville de Bartella, à une vingtaine de kilomètres à l'est de Mossoul, elle aussi ville chrétienne. Des combattants chrétiens s'y sont empressés de remettre les croix sur les églises et d'y faire sonner les cloches, les larmes aux yeux. Il faut dire que sur le registre psychologique, la vapeur a été renversée. Il y a peu, Daech faisait peur. Ses séquences vidéo de tueries en série et de scènes d'égorgements en masse et en règle, largement diffusées sur la toile, en avaient effrayé plus d'un. A telle enseigne qu'il suffisait d'annoncer l'arrivée de ses combattants pour que des contrées entières soient vidées sans la moindre résistance. Surfant sur les réflexes de la peur et la hantise du traitement cruel, comme les Vikings jadis, Daech a administré la terreur et la frayeur. Depuis ses déboires à Al Anbar, à Falluja, à Ramadi et aux environs de Mossoul, Daech éprouve la peur à son tour. Un vieux connaisseur des arcanes de la politique irakienne le confirme. Rencontré aux abords des ruines de Babylone, c'est un vétéran des interminables guerres extérieures et intérieures qui n'en finissent pas de lacérer l'Irak depuis plus de trente-cinq ans : «La peur a changé de camp», dit-il. Ce qui, dans les situations de guerre plus qu'ailleurs, peut s'avérer décisif. Et puis les Irakiens semblent enfin décidés à combattre ensemble un ennemi commun. Même si c'est de guerre lasse. Les horreurs commises par Daech en Irak ces dernières années ne laissent guère indifférent, quelle que soit l'appartenance dans la formidable mosaïque ethno-religieuse du pays. Et c'est ce qui explique le souffle d'union sacrée qui empreint l'Irak et les Irakiens, toutes tendances confondues depuis quelque temps. Une question lancinante demeure toutefois en suspens. Daech va perdre, certes, mais qui va profiter de la victoire ? Les candidats en lice sont nombreux. Mais ils offrent eux-mêmes un panel de protagonistes rivalisant en inconsistance et laideur. Un monde s'écroule, le nouveau tarde à naître.