Depuis leur départ de Tunisie pour embrasser une carrière internationale, le duo Aïcha M'barek-Hafiz Dhaou fait son bonhomme de chemin en tant que danseurs-interprètes et chorégraphes et enchaînent les créations. Leur dernière en date Narcose dont la première a été donnée le 11 janvier dernier à Annecy est fortement saluée par la critique et la presse spécialisée. C'est dans la petite salle «Bonlieu scène nationale» d'Annecy, et trois jours durant, Aïcha M'barek et Hafiz Dhaou ont présenté leur nouvelle création de 60 minutes Narcose, un quatuor pour trois danseurs et un musicien. Conception et chorégraphie de Aïcha M'barek et Hafiz Dhaou, interprétée par Stéphanie Pignon, Johanna Mandonn et Gregory Alliot sur un univers sonore de Haythem Achour, connu sous le nom de scène «Ogra» et des lumières signées Xavier Lazarini. Narcose ou ivresse des profondeurs Hafiz Dhaou et Aïcha M'barek recherchent cet état de corps en apnée, de profond silence intérieur, qui précède un état d'exaltation pouvant altérer la motricité. En immersion dans ce coma exploratoire, les trois interprètes négocient avec l'espace et leurs trajectoires interpellent et questionnent le public. Les corps se révèlent tour à tour, contraints, parcourus de spasmes, incohérents, révoltés, épuisés, apaisés...dans Narcose, la fluidité est rompue. On est au bord de l'asphyxie, obligés de réagir très rapidement. L'appauvrissement n'est pas seulement celui de l'air, c'est aussi celui des relations entre les gens, la phobie, l'évitement de certains lieux. L'atmosphère de narcose rappelle le contexte social actuel, la peur d'être agressé, la montée des extrémismes... «La narcose c'est un état du cerveau quand celui-ci est privé d'oxygène. Ce manque-là provoque des hallucinations, peut créer une désorganisation de la motricité, un manque de coordination et altérer la conscience. Et ainsi troubler la frontière entre vérité et réalité. Il y a ce va-et-vient entre le corps en état de dormance et le cerveau conscient qui produit des images. C'est cette bascule qui nous intéresse. Cette fissure dans laquelle nous nous infiltrons», explique Aïcha M'barek. «On se déconnecte de la réalité, on vit de manière éveillée une autre réalité altérée par les images que le cerveau reçoit. Tout est amplifié, glorifié, sublimé. Se dire qu'on sait ce qu'on lâche, mais qu'on ne sait pas ce qu'on découvre. C'est d'ailleurs comme ça que nous avons travaillé avec les danseurs. On entre dans un monde où on lâche tout pour découvrir ce qui va advenir. Dans le temps du réel, on abandonne la réalité pour essayer de découvrir d'autres façons de voir cette réalité», continue Hafiz Dhaou. Narcose est aussi un rapport à l'autre, un processus de découverte de soi et de la société dans laquelle on vit comme l'expliquent les auteurs de ce travail : «On s'est reconnu. On a reconnu le comportement et l'état d'être de la société dans laquelle on évolue, et l'état d'être de certains individus. L'un influence l'autre, sans qu'on sache comment ça s'organise, dans une société qui se radicalise, pas seulement d'un point de vue religieux. La radicalisation, ça veut dire : j'abandonne ce que j'ai pour aller vers un ailleurs même si je ne maîtrise pas ce que je vais accomplir, atteindre et ce que ça peut provoquer dans ma vie», révèle Aïcha. «La narcose est le reflet de cette société qui s'appauvrit en oxygène. Quand je dis oxygène ici, je veux dire l'autre, l'humain et ce qu'il irrigue et diffuse. Hélas, de plus en plus, la société s'organise pour remettre en question ces valeurs et créer des certitudes, notamment celles que l'autre est un danger potentiel pour ma culture, une remise en question totale de la société. Pour échapper à tout ça, on essaie de se concentrer sur le corps, l'état du corps, cette quête personnelle des un(e)s et des autres. A l'inverse de nos pièces précédentes qui se posaient en miroir de la société, témoignaient de l'état du monde, celle-là va se concentrer sur l'individu», conclut-il.