La mondialisation heureuse, célébrée hier comme un moteur de prospérité universelle, appartient désormais au passé. L'interdépendance, jadis synonyme d'ouverture et de croissance, est devenue un instrument de domination et de confrontation. C'est le constat sans détour du professeur Sami Mensi, chef du département d'économie à l'Ecole Supérieure de Commerce de Tunis, lors de son intervention sur les ondes de RTCI. Selon lui, la désintégration actuelle ne signifie pas la fin de la mondialisation, mais sa métamorphose. Depuis 2018, observe-t-il, les flux commerciaux se réorganisent : les échanges se renforcent entre pays alliés tandis qu'ils reculent entre blocs rivaux. Cette recomposition, qualifiée par le professeur de « silencieuse, fragmentée et parfois conflictuelle », fragilise les certitudes passées, mais elle ouvre des opportunités à ceux qui sauront agir avec lucidité et dignité. Mensi insiste sur l'émergence d'une « interdépendance instrumentalisée ». Ce qui hier favorisait la stabilité sert aujourd'hui de levier stratégique. Il rappelle que 20 % des biens échangés dans le monde sont des produits critiques, dont une large part contrôlée par la Chine, ce qui crée une vulnérabilité systémique. Les grandes puissances exploitent cette dépendance en multipliant des stratégies de relocalisation et d'alliances sélectives, du « friend-shoring » américain au « near-shoring » européen. Dans cette dynamique, affirme-t-il, un nouvel ordre géoéconomique se dessine, marqué par une « guerre économique froide » où la rivalité s'exprime à travers sanctions, restrictions technologiques et affrontements normatifs. Les Etats-Unis misent sur une réindustrialisationmassive pour sécuriser leur souveraineté, tandis que l'Union européenne cherche à conjuguer ouverture et autonomie stratégique. La Chine, elle, consolide ses positions en contrôlant des nœuds critiques et en renforçant ses réseaux de dépendance régionale. Le professeur Mensi souligne que les pays du Sud ne sont pas condamnés à subir cette recomposition. Pour la Tunisie, le défi est majeur : sa dépendance à l'égard de l'Union européenne et du Maghreb pour plus de 70 % de ses exportations, ainsi que sa vulnérabilité énergétique supérieure à 80 %, limitent ses marges de manœuvre. Mais il rappelle aussi les atouts considérables du pays : une position géographique méditerranéenne stratégique et un capital humain de plus de 250 000 étudiants, véritable levier d'innovation et de diplomatie. Selon lui, transformer ces ressources en force stratégique exige une feuille de route claire. Il préconise une intégration sélective dans les chaînes de valeur régionales, la modernisation des infrastructures portuaires, douanières et logistiques, ainsi qu'une diplomatie économique active. La Tunisie, dit-il, devrait jouer la carte d'une neutralité active, en diversifiant ses partenariats entre l'Europe, la Chine, les pays du Golfe et l'Afrique subsaharienne. Il insiste aussi sur la nécessité de monter en gamme industrielle, en investissant dans les biotechnologies, les services numériques et les énergies renouvelables, tout en protégeant les secteurs stratégiques. Le professeur Mensi avertit que l'attentisme n'est plus une option. Face à un monde où l'alignement géopolitique devient un déterminant majeur de la croissance, la Tunisie doit impérativement repenser son modèle de développement. Elle ne peut se contenter d'être spectatrice : elle doit se positionner comme un connecteur régional, en s'appuyant sur son capital humain et une politique étrangère agile et souveraine.