Par Olfa BELHASSINE «Il ne faut pas encenser Bourguiba, ni le couvrir de lauriers. Son règne n'a engendré que dictature et répression ». A ces mots, une sourde haine baigne d'une tempête de tremblements la face imperturbable de Rached Ghannouchi et sa voix monocorde. Ces propos, nous les avons recueillis lors d'une interview réalisée avec le président du mouvement Ennahdha et publiée sur nos colonnes le 31 juillet 2012, alors que la Troïka, dirigée par les islamistes, gouvernait un pays malade d'une bipolarisation identitaire aiguë. Ghannouchi profère, dans ce long entretien, contrevérité sur contrevérité. Ainsi rattache-t-il la paternité du Code du statut personnel, l'œuvre qui paradoxalement fait le plus corps avec Bourguiba, au Cheikh Abdelaziz Djaiet. Or tous les historiens contemporains l'attestent, ce cheikh, ministre de la Justice sous Lamine Bey, a bien tenté en 1947 de réformer timidement le code malékite mais sans oser toucher à ses fondements, la polygamie et la répudiation. Encore une fois, et après le déni de Ben Ali de reconnaître à sa juste mesure l'œuvre de son prédécesseur, le legs de Bourguiba se retrouve au centre d'une instrumentalisation politique. Voire d'une revanche de Ghannouchi sur l'Histoire, qui selon la volonté du « Combattant suprême » a projeté la Tunisie dans la « modernité » et non pas sur la voie de la tradition religieuse. Certes, en faveur des fameuses « tawafoukat » (consensus-compromis) et de pragmatiques alliances de pouvoir avec le mouvement Nida, qui a bâti son identité sur l'aura du zaïm, le cheikh Ghannouchi a eu depuis le temps de réviser publiquement ses positions sur Bourguiba. Laissant à d'autres le soin de plonger sa mémoire au centre d'une série de controverses, entreprise à laquelle s'est essayée l'Instance vérité et dignité lors des dernières auditions publiques du 24 mars 2017 consacrées au youssefisme. Une polémique dans les médias et les réseaux sociaux s'en est suivie. Mais au-delà de cette actualité, et de la récente célébration sur le ton de la saga de l'anniversaire de sa disparition, qu'est-ce qui rend Bourguiba sujet de tant de tensions et d'ambivalences dix-sept ans après sa mort ? Probablement sa personnalité complexe. Et son très long règne au cours duquel l'homme a oscillé d'un côté entre le réformateur éclairé, le visionnaire et le professionnel de la politique, et d'un autre côté entre le monarque liberticide et despotique, imbu de son pouvoir au point de ne pas hésiter à éliminer ses compagnons de route lorsqu'il ne les diffame pas à hauteur d'homériques discours. Jusqu'à quand l'idéologie, la propagande et la mythologie primeront-t-elles sur la vérité de l'histoire ? A quand une analyse juste et impartiale sur la vie, l'œuvre et l'héritage de Bourguiba, notamment dans les manuels scolaires ? Comment écrire l'Histoire d'un homme toujours au centre des passions des Tunisiens, même si comme l'affirme, à juste titre, l'historienne Kmar Bendana (voir demain son interview), « Bourguiba est définitivement objet d'histoire aujourd'hui » ? Comment écrire « les vides et les pleins laissés par Bourguiba », selon la belle formule de Souhayr Belhassen, biographe du zaïm. Toutes ces questions ont été à la source de la réalisation de ce dossier en deux parties sur « Bourguiba et l'écriture de l'histoire ». Nous y avons donné la parole à deux femmes, Souhayr Belhassen et Kmar Bendana, pour qui Bourguiba, dont la trajectoire a croisé celle du XXe siècle, plus qu'un re-père, est devenu un inévitable marqueur de la mémoire en partage des Tunisiens.