La crise qui a éclaté au sein de l'Isie a démontré que nos instances constitutionnelles sont mal gérées. Plus encore, elles souffrent d'un mal qu'on croyait révolu: la personnalisation Quand on s'est mis, dès les premiers mois de la révolution, à collectionner les instances dites indépendantes, qu'elles soient constitutionnelles ou non, l'idée générale était que pour instaurer un Etat de droit effectif, il était obligatoire de créer les institutions à travers lesquelles la société civile participe à la vie publique et exerce «sa pression positive» sur le pouvoir politique afin qu'il ne dérape pas et qu'il ne revienne pas aux anciennes pratiques, sous n'importe quel prétexte, y compris celui «de préserver les intérêts supérieurs du pays», le prétexte n°1 auquel ont recours les régimes dictatoriaux pour imposer leurs désirs et leurs caprices. En d'autres termes, les instances nées, à la faveur de la révolution, nous ont été présentées comme les temples où la démocratie, la transparence, l'intégrité et la bonne gouvernance et la bonne gestion seront exercées quotidiennement au vu et au su de tout le monde. Et les personnalités qui les dirigeaient ainsi que les membres des conseils directeurs de ces institutions étaient attendus comme les gestionnaires qui allaient nous réconcilier définitivement avec l'intégrité, l'honnêteté, la crédibilité et surtout la gestion rigoureuse de l'argent de l'Etat. Et quand on se demandait pourquoi les Tunisiens plaçaient tant d'espoir en ces personnalités et attendaient d'elles monts et merveilles, la réponse était toute prête: ces gens ont purgé des années et des années de prison, ont passé leur jeunesse à dénoncer les abus de Bourguiba et de Ben Ali et ont dit non à toutes les tentations, ils sont donc crédibles et les plus habilités à conduire à bon port, à travers les instances qu'ils gèrent, le processus démocratique et à rendre justice à tous ceux qui ont été longtemps privés de leur droit absolu à l'emploi, à la dignité et à l'inclusion. Avaient-ils la compétence nécessaire pour traiter les milliers de dossiers qui tombaient sur leurs bureaux dès les premiers mois de leur installation dans leurs nouvelles fonctions ? Disposaient-ils de l'expérience qu'il faut pour savoir recruter les collaborateurs qui allaient les assister dans leurs missions ? Avaient-ils la culture juridique administrative et de gestion financière qu'il faut pour ne pas tomber dans l'erreur de signer un document ou une facture fictive qui pourraient leur causer des ennuis auprès de la justice ? A toutes ces questions, la réponse était aussi prête : «Ce sont des universitaires dans leur majorité et puis même s'ils commettent des erreurs, ce ne sera pas intentionnellement». Un processus qui risque la paralysie Six ans après la révolution, toutes ces questions reviennent avec insistance au-devant de la scène à la faveur de la situation chaotique où se trouvent actuellement deux instances considérées parmi les fleurons de la jeune expérience démocratique tunisienne : l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) et l'Instance vérité et dignité (IVD). Chafik Sarsar, président de l'Isie, Monsieur présidentielle et législatives de fin 2014 et aussi élections du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), a annoncé, mardi dernier, sa démission et entraîné avec lui deux autres membres, Mourad Ben Mouleh, vice-président de l'Instance, et Lamia Zergouni, et fait savoir que «l'idée même de la démocratie n'existe plus au sein du conseil de direction de l'Isie, que certains membres ne veulent plus de sa présence en tant que président et qu'il n'est plus disposé à poursuivre sa mission dans une ambiance suffocante». Mais comme le calendrier des élections municipales est déjà publié, il précise qu'il continuera à accomplir sa mission ainsi que ses deux fidèles compagnons jusqu'à l'élection par le Parlement de trois nouveaux membres. Au palais du Bardo, devant les députés, il détaille les raisons qui l'ont poussé à claquer la porte et laisse entendre qu'il retirera sa démission «au cas où les autres membres du Conseil reviendraient à la raison et reconnaissent qu'ils ont fauté et surtout s'engageraient à exercer leurs fonctions loin des pressions de certaines parties et de leurs conseils». Hier, il a tout fait, sur une radio privée, pour montrer que les données révélées par le rapport de la Cour des comptes sur la gestion des élections de 2014 «ne contiennent même pas une seule présomption de corruption de quiconque parmi les membres de l'Isie et s'il y a des sommes d'argent public versées par erreur à un cadre de l'Instance, l'Etat les récupérera un jour ou l'autre». Il annonce en guise de conclusion que lundi prochain, le Conseil de direction de l'Instance tiendra une réunion de réconciliation au cours de laquelle toutes les vérités seront dites et qu'au cas où on accepterait ses conditions, il reviendra sur sa démission, ainsi que les deux membres qui partagent son analyse. En plus clair, les Tunisiens attendront jusqu'à lundi prochain pour se fixer sur le sort de l'Isie et des municipales programmées pour le 17 décembre prochain. Certains observateurs se posent la question suivante : l'Isie s'identifie-t-elle désormais à la personne du Pr Chafik Sarsar qui dit avoir abandonné ses études et recherches pour diriger l'Isie. Faut-il en déduire que nous sommes revenus à la personnalisation qu'on croyait révolue avec la chute de Ben Ali dans le sens que l'Isie ne peut plus fonctionner si Sarsar s'en va et qu'il est de notre devoir absolu de l'exhorter à y rester ? Il semble que beaucoup parmi nos politiciens sont tombés dans le piège et ne cessent d'implorer Sarsar de rester parce que, comme le souligne le Dr Mustapha Ben Jaâfar, ex-président de l'Assemblée nationale constituante (ANC), dans un communiqué dont une copie est parvenue à La Presse, «la démission de Sarsar et de ses deux compagnons est un signal de danger et par conséquent toutes les composantes de la société civile sont appelées à s'y opposer». Au sein de l'Instance vérité et dignité (IVD), on exerce les mêmes pratiques et on fait véhiculer l'idée selon laquelle la justice transitionnelle n'a aucun avenir si Sihem Ben Sédrine est obligée de partir. Mustapha Baâzaoui et Lilia Bouguirra, membres de l'IVD congédiés par Ben Sédrine, se sont exprimés devant une commission parlementaire, menaçant de dévoiler des documents compromettants pour la présidente de l'Instance. Les députés se sont contentés d'écouter les deux membres mécontents sans leur promettre un quelconque suivi. Seule Yamina Zoghalmi, députée nahdhaouie et ancienne présidente de la commission parlementaire des martyrs et des blessés de la révolution (à l'époque de l'ANC), est sortie de ses gonds pour appeler à «une enquête sérieuse sur les révélations de Bouguirra et Baâzaoui». Malheureusement, son appel est resté sans suite. Quant à Zouheïr Makhlouf, il a trouvé une autre occupation : rédiger des études qui montrent que les audiences publiques organisées par l'IVD sont illégales au plan de leur contenu et de la procédure. En parallèle, Sihem Ben Sédrine continue à gérer son Instance comme elle le veut.