«Il y a une volonté de la part de certaines parties d'affaiblir les institutions. Les politiques semblent regretter la création d'instances indépendantes; aujourd'hui, ils cherchent à en faire des coquilles vides», estime Rafik Halouani, coordinateur général du réseau Mourakiboun A ce jour, il s'agit de l'unique instance constitutionnelle en état de marche (parmi les 5 prévues par la constitution de 2014). C'est cette même Isie qui a mené, avec le succès que l'on connaît, l'un des scrutins fondateurs de la démocratie en Tunisie et s'apprête, en décembre (si tout va bien), à organiser des élections municipales. Jusque-là, les membres du conseil de l'Isie affichaient, malgré les désaccords internes, une solidarité de façade dans les prises de décisions. Mais il n'a suffi que de quelques jours pour qu'une succession d'événements viennent ébranler cette « exception institutionnelle » et, par-dessus tout, affaiblir sa crédibilité aux yeux d'une opinion publique douteuse par nature. A l'origine de ce séisme, deux évènements visiblement sans lien, mais dont le timing est tout de même étonnant. D'abord, contre toute attente, le président de l'Isie, Chafik Sarsar, élu par l'Assemblée nationale constituante, annonce sa décision de démissionner — officiellement présente hier au cours d'une réunion du conseil de l'instance — en compagnie de deux autres membres (Mourad Ben Mouelli, vice-président de l'Isie, et Lamia Zargouni, membre), en raison de « désaccords profonds au sein du conseil ». Désaccords, qui, selon lui touchent aux « principes et valeurs sur lesquels est fondée la démocratie ». Des propos qui font réagir la presse étrangère, comme en témoigne le journal français Le Figaro qui avait titré « Tunisie : le processus démocratique en danger ». Mais les choses ne s'arrêtent pas là, puisque le 10 mai, le rapport de la Cour des comptes relève certains dysfonctionnements dans la gestion, par l'Isie, des deniers publics. Que se passe-t-il à l'Isie ? Crise à l'Isie Ni la réunion de lundi (qui n'a pas atteint le quorum nécessaire), ni celle d'hier n'ont finalement permis de trouver une solution à l'amiable au sein du conseil de l'Isie. Les trois membres de l'instance dont le président ont officiellement présenté hier leurs démissions au conseil de l'instance. Maintenant, seule l'Assemblée est apte à les remplacer. D'après Adel Brinsi, membre du conseil, les membres démissionnaires continueront à préparer la prochaine échéance électorale, jusqu'à ce que le parlement prenne une décision. « La balle est dans le camp de l'ARP actuellement, déclare-t-il. En ce qui nous concerne, nous pensons que seul l'intérêt national prime et nous continuerons, tous ensemble à travailler ». Le président de l'Isie a toutefois fait savoir que « le cœur n'y est plus » et qu'il faudrait trouver au plus vite un remplaçant. Lors de leur réunion hier, les membres du conseil ont élu Anouar Ben Hassen au poste de vice-président. Il est chargé d'assurer la transition jusqu'à ce que le parlement décide de remplacer le président. Autrement dit, Chafik Sarsar reste aux commandes. Entendu par la commission de règlement intérieur de l'ARP, le président démissionnaire Chafik Sarsar avait évoqué « des licenciements inacceptables et abusifs » ayant touché des membres qualifiés de l'administration. Sarsar avait même déclaré qu'un « j'aime » sur une publication Facebook aurait valu à l'un d'entre eux un passage devant le conseil de discipline. Entre-temps, les détracteurs de Chafik Sarsar le jugent peu démocrate, car il n'a pas su « accepter les décisions prises par la majorité ». Des révélations qui déstabilisent complètement ce pilier démocratique de la IIe République au point de faire douter les citoyens. « Sur le terrain, les gens estiment qu'il y a une généralisation de la médiocrité, nous confie Rafik Halouani, coordinateur général du réseau Mourakiboun. Ils nous disent qu'ils croyaient l'Isie au-dessus de tout cela mais que finalement ils sont au même niveau des partis politiques avec des clans de part et d'autre ». Pour Rafik Halouani, les grandes formations politiques du pays, ne sont pas tout à fait étrangères à ce qui se passe à l'intérieur de l'Isie. « Il y a une volonté de la part de certaines parties d'affaiblir les institutions, dit-il. Les politiques semblent regretter la création d'instances indépendantes, aujourd'hui, ils cherchent à en faire des coquilles vides ». Selon une source proche de l'Isie, qui a préféré garder l'anonymat, l'élection somme toute politique des trois nouveaux membres du conseil de l'Isie a fini par mettre Chafik Sarsar en minorité. « C'est-là qu'il a compris que s'en était terminé avec l'indépendance de l'instance ». Instrumentalisation de la Cour des comptes La coïncidence entre la démission des trois membres de l'Isie et la parution du rapport de la Cour des comptes est certes troublante, mais il semble bien que les deux sujets n'ont rien à voir l'un avec l'autre. « Ce qui se passe à l'Isie est un problème de gouvernance administrative, cela n'a rien à voir avec le rapport de la Cour des comptes qui relève des dysfonctionnements comme il le fait pour d'autres instances », a estimé Rafik Halouani. Le président de l'Isie dénonce même une cabale contre sa personne et « une instrumentalisation du rapport ». Une instrumentalisation que refuse justement la Cour des comptes, et l'oblige à sortir de son silence. Ainsi, invitée de l'animateur Anis Morai sur Rtci, Fadhila Gargouri, présidente de chambre auprès de la Cour des comptes, a tenu à éclaircir certains points. « En se basant sur les normes internationales et sur les lois nationales, nous avons conclu qu'il s'agissait de fautes de gestion pour non-respect de certaines dispositions réglementaires qui ont causé des préjudices financiers à l'Etat...Ce ne sont pas des fautes passibles de poursuites judiciaires compte tenu des éléments dont nous disposons », a-t-elle déclaré. Elle confirme donc l'absence de suspicion de malversation financière ou d'enrichissement personnel, tout en recommandant à l'Isie de prendre les dispositions nécessaires pour pallier ces lacunes lors des prochaines échéances. Le rapport en question, paru le 10 mai, avait révélé plusieurs infractions dont un virement en Italie ayant transité par un compte personnel qui, au final, a servi à la rémunération des prestataires de services et du personnel de l'Irie (l'instance régionale) en Italie. « En l'absence de possibilité d'ouvrir un compte à l'étranger et pressés par le temps, nous avions deux options, faire transiter le montant par un compte personnel ou bien transporter de l'argent liquide. La deuxième option n'étant pas permise, nous avions opté pour la première option », a indiqué Chafik Sarsar. Les « municipales » repoussées ? « La crise de l'Isie aura très certainement un impact sur le processus », se désole Rafik Halouani qui craint un vide au sein de l'instance. Dans le meilleur des cas, le renouvellement des trois membres démissionnaires prendra deux ou trois mois n'est pas de trop. « Cela sans compter la vague de démissions au sein de l'administration de l'Isie, qu'il faudra remplacer », rappelle-t-il. Il estime en effet que l'Isie se trouve aujourd'hui « amoindrie au niveau de son fonctionnement ». « Je crois qu'une rallonge de trois mois ne serait pas de trop pour dépasser cet orage, pour élire les nouveaux membres du conseil et recruter de nouveaux cadres », conclut le président de Mourakiboun, mais il prévient : « Si les élections sont maintenus pour décembre, il n'y aura pas de garanties suffisantes quant à leur fiabilité ». Si ces élections sont repoussées, cela arrangera bien les affaires des partis qui ne se sentent pas tout à fait prêts à affronter les urnes, mais cela arrangera également les affaires de ceux qui craignent encore la décentralisation et la « libre administration » des communes.