Par Maître Mohamed Laïd LADEB * Nous avons tous pensé que le discours du 10 mai du président de la République, M. Béji Caïd Essebsi, est venu à point pour réconforter l'écrasante majorité du peuple tunisien, de par sa clairvoyance, sa franchise et son audace. Il a dit que si ces mouvements sociaux, anarchiques et têtus ne prenaient pas fin, l'Etat tunisien et son existence même seraient en danger. Loin des discours de langue de bois de certains politiques du pays et sans appartenir à aucun parti, l'exigence d'objectivité et de probité nous dicte de dire que le gouvernement de M. Youssef Chahed déploie sincèrement des efforts presque surhumains pour faire face à une situation des plus catastrophiques qu'ait jamais eu à vivre l'Etat tunisien. Depuis l'avènement du 14 Janvier, avec trois ans de remue-ménage chaotique sous le règne de la défunte Troïka, avec les endettements à tort et à travers contractés par l'Etat tunisien, avec l'apparition d'une «classe» politique formée de jeunes «loups» assoiffés de pouvoir, d'argent et de népotisme, avec enfin le déferlement des barbus, ces néofascistes qui, levant leur drapeau noir et réclamant la réinstauration du «califat», un lapsus pour certains, et réclamant des dommages-intérêts pour les années de prison passées impunément selon eux sous le régime de Ben Ali, tous ces torts, ces malversations et ces dérapages ont constitué des coups durs pour l'Etat tunisien, pour son prestige et sa force. Certains, sous le manteau de la sacro-sainte alliance du droit-de-l'hommisme et de la liberté sous tous ses aspects, ont encouragé, nourri et même guidé ces mouvements sociaux, de la libre réclamation et des revendications hallucinatoires, non mûries et non raisonnées. Comme si la Tunisie avait fait d'un côté sa «propre révolution», selon eux, avait découvert de l'autre côté puits de pétrole, de fer, de gaz et même de l'or. A écouter certains parler, des énergumènes, des politiques et non des moindres, la nausée vous prend la gorge et le vertige vous assaille de tous les côtés. Pauvre Tunisie. Tout le monde sait que la démocratie et son instauration ont un prix, mais aller à sacrifier l'autorité de l'Etat et même son existence, c'est trop nous demander. Fervent partisan de la liberté dans son expression la plus totale mais aller à assimiler liberté à anarchie, liberté au désordre, au meurtre et à la destruction des biens publics, personne ne saurait tolérer de tels abus. Parce que vous êtes le chef de l'Etat et le symbole de son unité selon l'article 72 de la Constitution tunisienne du 26/01/2014, permettez-moi, M. le président de la République, M. Béji Caïd Essebsi, de vous rappeler les dispositions de l'article 80 de la Constitution. Cet article énonce «qu'en cas de péril imminent menaçant l'intégrité nationale, la sécurité ou l'indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre des mesures qu'impose l'état d'exception...». Ces mesures doivent avoir pour objectif de garantir, dans les plus brefs délais, le retour au fonctionnement régulier des pouvoirs publics... En tant que juriste, je m'adresse à un éminent juriste, un grand avocat et un grand politicien. Personne ne peut nier que la Tunisie vit de grands périls menaçant sa sécurité, son intégrité nationale et son indépendance. Plus de place aux tergiversations et aux louvoiements. A l'heure actuelle, et vu la situation alarmante que vit notre pays, la Tunisie exige de nous une meilleure application de la loi. Vous connaissez mieux que quiconque que pour rétablir l'ordre et la sécurité, il faut des mesures et des actions communément reprises par les différentes législations des pays démocratiques et adoptées par l'Etat tunisien depuis sa naissance. Les défenseurs des droits de l'Homme et des libertés de la vingt-cinquième heure pensent que vous n'êtes pas capable de le faire. A ceux-là, à votre place, permettez-moi de leur rappeler l'alinéa 2 de l'article 35 de la Constitution qui stipule : «Les partis politiques, les syndicats et les associations s'engagent dans leurs statuts et leurs activités à respecter les dispositions de la Constitution et de la loi ainsi que la transparence financière et le rejet de la violence». «Le rejet de la violence», voilà le mot magique dont a besoin immensément notre pays. A lire un manifeste de certains intellectuels tunisiens publié par le journal El Maghreb, il y a trois semaines, venus épauler les revendications des citoyens de Tataouine et défendant leurs droits légitimes et leurs aspirations sociales, l'on reste hébétés parce que ces intellectuels n'ont pas mis ces citoyens en garde contre tout acte de violence. A ce propos, je me permets de leur rappeler ce qu'a écrit un grand intellectuel tunisien et par surcroît un éminent syndicaliste vers les années 30. «C'est la liberté qui construit l'ordre et c'est elle-même qui le détruit lorsque cet ordre est frappé de sclérose et cela afin de préserver sa propre vie» (Tahar Haddad : Les pensées, mai 1933, préface et traduction de Hédi Balegh p. 33). Loin de nous de nier le bien-fondé des revendications des citoyens de Tataouine et de toutes les régions défavorisées. Leur soif de justice est sacrée. Nous la soutenons franchement et de tout cœur. Mais la raison doit demeurer notre seul guide. Personne ne peut priver ses enfants des biens matériels de ce monde s'il en a les moyens. La Tunisie aussi. Elle ne peut pas et elle ne doit pas faire la distinction entre tous ses fils. Mais la plus belle femme du monde ne peut donner, dit-on, que ce qu'elle a. Les moyens de notre pays sont limités, nos biens sont rares. Les sit-in, les grèves sauvages et non sauvages ont fini par mettre à genoux notre économie et notre pays. A voir la valeur du dinar se dégringoler, personne, je parle des vrais patriotes, ne peut retenir ses larmes. La liberté doit avoir pour corollaire la responsabilité. Loin des visées bassement égoïstes de certains «politiques» et des calculs indignes de certains partis et groupes associatifs, la Tunisie, cette mère qui nous a allaités de ses mamelles et de ses beautés féeriques, exige de nous tous, sans exception, un supplément de patriotisme, et un minimum de clairvoyance. Dans un très beau poème, «Booz endormi», Victor Hugo n'écrivait-il pas «Quand on est jeune, on a des matins triomphants, le jour sort de la nuit, comme d'une victoire». Tout le peuple tunisien aspire à ce jour-là, celui de la liberté, de la justice et de la responsabilité. C'est seulement quand parviendra ce jour que nous pouvons dire que la Tunisie a réalisé et réussi sa révolution. Cela dit et tout compte fait, l'espoir est encore permis quand viendra «le jour où nos esprits se dégageront de la prison des traditions et pourront librement juger notre passé et notre présent dans l'intérêt de notre avenir, ce jour-là engendrera l'action qui fertilisera notre vie» comme l'a souligné déjà, il y a presque soixante-dix années, notre penseur Tahar Haddad dans ses «Pensées» (opt. citée).