Par Francis GHILES(*) La mort de Si Mohamed Fadhel Khelil prive la Tunisie d'un de ses grands serviteurs, d'un homme dont la passion pour le développement de son pays n'avait d'égal que l'amour qu'il portait à son épouse Zohra, à ses quatre enfants, Hazem, Olfa, Ouafa et Fatma et à ses petits-enfants. Cet homme était un bourreau de travail... Il m'a appris la Tunisie comme nul autre en dehors de mes parents, mille fois expliqué les rapports de son pays avec l'Algérie où il fut ambassadeur pendant dix ans et qu'il connaissait mieux que bien des experts, qu'ils fussent de la Banque mondiale ou des quais de Seine. Gouverneur du Kef, de Jendouba et de Sfax, P.-d.g de la Compagnie des phosphates de Gafsa, ministre des Affaires sociales, ambassadeur à Damas, Vienne et Alger, Si Fadhel avait une intelligence rapide, l'art de la synthèse. Il ne se payait jamais de mots, cette immense faiblesse de tant de ses pairs nord-africains et moyens-orientaux. Son sens de l'humour à froid faisait de lui un Anglais qui s'ignore, son impatience pour les faux semblants, un interlocuteur de choix. Sa mort me prive d'un mentor et d'un ami incomparable — pour dire vrai, d'un frère. J'ai rencontré Fadhel il y a exactement 42 ans, alors qu'il était jeune conseiller aux affaires internationales auprès du puissant ministre de l'Agriculture, Hassan Belkhodja, l'un des plus vieux compagnons de Bourguiba. Deux ans plus tard, je rentrais au Financial Times. Après sa nomination comme gouverneur du Kef, je donnais libre cours à mon désir de mieux comprendre le pays profond en séjournant au Kef, à Métlaoui, à Jendouba et à Sfax — le gouverneur m'organisait des tournées et chaque soir nous faisions le point. Une fois que j'avais vérifié et corrigé les notes prises pendant la journée, il m'expliquait le dessous des cartes politiques: la complexité tribale de la région, les conflits économiques, le démantèlement d'une cellule islamiste (déjà) au Kef en 1981. Cette année-là, aux élections législatives du 1er novembre il osa envoyer les résultats non maquillés du vote au ministre de l'Intérieur, laissant celui-ci faire la cuisine idoine pour donner une fausse majorité au Parti socialiste destourien de Bourguiba dont il ne prit jamais la carte. Gouverneur de Jendouba en 1987, il refusa de faire déboulonner la statue du Moujahid al Akbar à Tabarka, arguant que l'on ne pouvait insulter l'histoire de la Tunisie. Toutes les autres statues de Bourguiba disparurent sauf celle de Tabarka. Le chef de l'Etat n'insista pas. Un jour il me confia qu'il aurait bien voulu faire de la politique mais que la démocratie arriverait en Tunisie après sa mort. Il se trompa de peu. A Métlaoui, il lança le premier train de réformes de la compagnie minière avec l'appui de la Banque mondiale et face au Premier ministre, Rachid Sfar. Malheureusement ces réformes déraillèrent dans les années 1990, aboutissant aux problèmes que connaît le secteur aujourd'hui. Originaire de Gafsa, personne ne connaissant mieux les ressorts de cette Tunisie profonde que lui. Je n'oublierai jamais un pique-nique près de Tamerza où il expliquait à des membres de cette bourgeoisie tunisoise dont la prétention est le moindre des défauts, que les "aroubis" (dixit les visiteurs tunisois qui n'avaient jamais mis les pieds dans le Djérid) étaient aussi Tunisiens que les Sahéliens et qu'il fallait s'en occuper au même titre. Pour lui, un fellah de Jendouba ou un mineur de Redayef méritait autant de considération qu'un membre de la tribu de La Marsa. Aussi à l'aise dans une négociation internationale à Vienne que dans une discussion avec des syndicalistes à Sfax, Fadhel a bénéficié pendant toute sa carrière de l'appui de son incomparable épouse. Zohra reste pour moi le symbole de ces Tunisiennes à qui Habib Bourguiba a offert un futur autre qu'enchaînées aux desiderata de leurs époux. C'est en cela qu'épouse d'ambassadeur et construisant ses propres réseaux sociaux et personnels, notamment à Alger, Zohra Khelil fut une ambassadrice incomparable. Derrière chaque homme qui réussit, il y a une femme. Grâce à Fadhel, Zohra a vécu une vraie vie d'aventure, de liberté d'esprit, d'honnêteté absolue avec les deniers de l'Etat. La réussite de leurs quatre enfants témoigne d'une éducation moderne mais profondément ancrée dans l'histoire de la Tunisie. Pour conclure, deux anecdotes me viennent en mémoire. En 1982, il fit visiter à mon père, né à Bizerte, officier de la marine française et militant CGT à Zarzouna entre 1935-40, la cellule où celui-ci avait été enfermé à la forteresse du Kef en juin 1940. Mon père lui fit remarquer qu'il n'avait reçu, pour son engagement en faveur de la liberté et de ses années de prison, aucun remerciement ou pension de la France en 1945. "C'est sans doute mieux ainsi", lui rétorqua le gouverneur. A la veille du 7 Novembre 1989, il avait obtenu que je puisse interviewer le président de la République pour le Financial Times. Me retrouvant une heure plus tard au Hilton, il me demanda mes impressions: "Cheveux teints et gominés, il me donne l'impression d'un maquereau", lui dis-je. Des années plus tard, je lui demandais son opinion de Ben Ali : «Jusqu'à son deuxième mariage il travaillait, mais c'était un mauvais flic». L'histoire devait lui donner raison. Pour beaucoup de Tunisiens, Si Fadhel Khelil est le plus grand Premier ministre que la Tunisie n'a jamais eu. * Francis Ghilès est Associate Research Fellow du Barcelona Centre for International Affairs. Il a été redacteur chargé du marché financier international et de l'Afrique du Nord de 1977 and 1995 au Financial Times et contribue au BBC World Service.