Ma rubrique hebdomadaire fête, aujourd'hui, sa cent-vingtième parution, soit un peu plus de deux années d'existence. Je trouve que c'est pas mal comme rythme effréné —, dans le fond comme dans la forme — car dans sa première édition, au milieu des années quatre-vingt (à la der de ce même journal le dimanche, avec une illustration de Chedly Belkhamsa), elle n'avait pas fait long feu à cause de la censure et, pour beaucoup, de mon esprit détaché. Ceci, sans oublier les caricatures vertes et satiriques de mon ami Belk. Les temps ont changé depuis, c'est vrai, et je me mets à rêver que si j'en étais pas à l'automne de ma vie, je pourrais encore et encore penser plus loin et toujours autrement, à loisir. Mais je dois à la vérité, de dire que je ne m'en étais pas aperçu, tellement je me suis senti dans la sérénité — comme dans l'ex-voto du dictionnaire Larousse — à semer à tout vent, comme un paysan au milieu de son champ, malgré l'embrouille des saisons ou le refrain de Jean Ferrat d'«Une année bonne et l'autre non». Comme eux, j'ai semé le blé, l'orge et l'avoine, le seigle et le maïs au plus profond des sillons de la terre nourricière, senti l'odeur du terreau dans la paume de ma main. Comme eux, je me suis dit : «Advienne que pourra et qu'importe s'il s'agira, en juillet prochain, dans les chaleurs de l'été, plutôt de la paille que du grain car paille engrangée sera pour nourrir au moins nos bêtes à l'étable qui nous donneront leur bon lait et ses dérivés; paille pour servir d'humus aux prochains labours, même avec le peu de grains qui nous restent à semer à tout vent.» C'est ainsi que j'ai navigué à travers cette rubrique où, comme l'indique si bien son appellation, il s'est toujours agi pour moi de dire les choses autrement, avec un esprit détaché, un esprit sauvage. Mais de ce bon détachement, de cette bonne sauvagerie qui sont le propre du paysan attaché à sa terre, à ses cultures, à sa culture. Et, cela, à travers des sujets des plus éclectiques, comme ces graminées que je viens d'évoquer et qui procureront la farine de forment. Toutes les graminées se valent et tous les sujets sont bons. Et, pour ces derniers, un corpus qui se présenterait comme le cylindre d'une meule ou le creuset de mille recréations, pour dire, non pas des «vérités aléatoires» : celles des rédactions occupées à leurs actualités actualisantes, à leurs infos et à leur intox, à leurs discours aseptisés et contrôlés, mais à l'expression d'une pensée à la fois individuelle et plurielle, une pensée orientée vers le dedans de l'être et qui ne souffrirait pas de l'esprit du temps matériel qui règne sur nos têtes, comme une épée de Damoclès. Ce temps présent tout orienté vers un avenir-mirage. Ce que je sais comme le disait Antonin Artaud, c'est qu'il y aura «à penser plus loin que je ne le pense, et peut-être autrement». Voilà donc l'esprit de ma rubrique qui s'égrène maintenant comme grains d'un même chapelet, tous les samedis.