Il y a quelques jours se tenait à Rome un événement majeur dans lequel la Tunisie était fortement impliquée. C'était, on s'en souvient, la réunion du Women's Forum qui se tenait à la Villa Medicis à l'occasion des soixante ans du Traité de Rome. Derrière cet événement, derrière surtout la forte présence des Tunisiennes et leur mise en lumière, deux femmes : Chiara Corazza et la Tunisienne Donia Kaouach. Grâce à leur complicité agissante, à leur efficacité, et à leur engagement, quatre Tunisiennes, on l'a vu, ont été reconnues parmi les femmes les plus puissantes du monde. Nous avons voulu interroger ces deux organisatrices de l'ombre en une interview à deux voix. Chiara Corazza est le managing director du Women's Forum for the economy and society. Donia Kaouach est la présidente de "Tunisiennes fières", et la cofondatrice de l'Université d'Automne des Femmes tunisiennes et françaises Votre engagement pour les femmes est une longue histoire. Pourriez-vous la retracer pour nous ? Chiara : J'ai toujours voulu mettre en valeur les talents des femmes et promouvoir l'entraide entre femmes. C'est un enjeu essentiel. C'est pour cela que durant ma présidence de Paris Capitale Economique, une association de la CCI de Paris dont la mission est de renforcer l'attractivité de la région auprès des investisseurs internationaux, j'ai créé le Cercle des Femmes du Grand Paris. Ce vivier de talents devait permettre de faire des passerelles entre des femmes de différents secteurs et porter une nouvelle voix pour valoriser l'attractivité de la Région Capitale. En 2009, avec Christine Lagarde, nous avons organisé une rencontre de l'Arab International Women's Forum à Paris qui a réuni 220 femmes d'affaires de grande qualité venues de 22 pays arabes. J'en suis toujours administrateur. Il s'agit d'établir des ponts entre l'Occident et le Moyen-Orient. Durant toute ma carrière professionnelle, je me suis efforcée de développer la place des femmes dans le monde économique. Je souhaite aller plus loin avec le Women's Forum en développant un réseau international avec des têtes de pont dans les principaux pays. Car le Women's Forum n'est pas uniquement français. Je souhaiterais aussi que ce soit un dénicheur de talents féminins. Pouvez- vous évoquer pour nous la genèse de cet événement ? Pourquoi avoir choisi ce thème pour cette rencontre : «Revitalizing Europe with Women's Energy for Peace and Prosperity». Donia : Robert Schuman disait du Traité de Rome que c'était une idée révolutionnaire. Elle l'était. Replongeons-nous dans ce contexte chaotique de l'après-guerre, dominé par les nationalismes d'extrême droite. Il fallait assurer la paix par une union des peuples d'abord économique. Six pays créeront le marché commun. Parmi eux la France et l'Allemagne qui, seulement douze ans auparavant, étaient d'irréductibles ennemis. La première pierre de la construction européenne était placée. Soixante ans plus tard, l'Europe est devenue plus politique, plus fédérale. Mais le combat pour la paix continue, et il a changé de périmètre : il inclut la rive sud de la Méditerranée, celle sans qui rien de durable ne se fera. C'est ce message de paix construite à plusieurs qu'a souhaité porter cette rencontre du Women's Forum avec les responsables de l'Union européenne, et notamment le président du Parlement Européen Antonio Tajani, et Kersti Kaljulaid, la présidente de l'Estonie, pays qui assurera la future présidence du Conseil de l'Union Européenne. Cette paix dans laquelle les femmes jouent et continueront à jouer un rôle majeur dans les années à venir. Sans jamais opposer les femmes aux hommes, je dis que de par l'Histoire, le statut de la femme dans une société a inéluctablement été un puissant vecteur de paix. L'Italie, «synthèse de l'Europe» comme je le dis souvent, était pour moi le lieu d'accueil naturel de ce rendez-vous. Et grâce au talent de Chiara, nous avons pu le tenir à la Villa Médicis qui, depuis plus de 350 ans, symbolise la tolérance par le dialogue des cultures. Quels sont les tenants et les aboutissants de cette rencontre ? Chiara : Pour établir une paix durable, nous avons besoin de développement économique, et ce développement doit se faire de façon responsable et éthique. La croissance doit être partagée. Notre responsabilité en tant qu'Européens est de contribuer à créer les conditions de la prospérité dans les pays qui nous entourent. Comment pourrions-nous construire la paix si nous ne soutenons pas ces pays dans leur construction économique et politique? La paix, c'est également une économie respectueuse de l'environnement et de la planète. Dans les années à venir, les flux migratoires seront conditionnés par le climat. C'est un enjeu essentiel que nous avons longuement abordé durant le Women's Forum. Enfin la paix, c'est un monde plus ouvert notamment sur les cultures qui nous entourent. Quoi de plus universel que les arts et la culture pour rapprocher les peuples et les hommes ? Il y a 60 ans, à Rome, a été signé un traité qui donnait vie à l'Union européenne. A l'époque, il y avait les pères fondateurs et nous avons souhaité montrer l'influence des femmes pendant ces 60 ans dans de belles réalisations européennes mais surtout à partir des valeurs qui ont créé l'Europe : le dialogue, la tolérance, la prospérité, la recherche, la protection de l'environnement, la finance responsable et surtout la paix et la sécurité. Il m'a semblé important de partager ces valeurs et ambitions avec nos amis des pays du pourtour de la Méditerranée. En effet, l'Europe et nous les femmes avons une responsabilité vis-à-vis de ces pays où les enjeux sont énormes. Il suffit de peu pour que l'on bascule d'une société vers une autre et les premières à en pâtir sont les femmes qui ont si chèrement lutté pour leurs droits. En tant que Women's Forum il nous a semblé que c'était une nécessité. Pourquoi avoir choisi de mettre le focus sur la Tunisie ? Chiara : Personnellement j'avais été frappée, une fois de plus en septembre dernier, lors de l'Université d'Automne des Femmes Tunisiennes et Françaises organisée par Donia Kaouach, par la force, le courage, la générosité et la détermination d'un grand nombre de femmes tunisiennes qui jouent un rôle essentiel pour la stabilité du pays et de la région. L'exemple de «Tunisiennes Fières», créé par Donia, montre des femmes de la société civile qui souhaitent s'engager pour leur pays pour la paix et la stabilité dans la région. Un dialogue avec des décideurs politiques et économiques européens m'a semblé être une bonne façon de soutenir leur combat. Mon regard extérieur, distancé de ce que vous vivez en interne, mais également le regard d'une femme qui a travaillé dans plusieurs pays et côtoyé plusieurs cultures, peut vous dire la chose suivante : quand on foule la terre de votre pays on respire l'Histoire multiculturelle, on respire une douceur malgré les tumultes, on respire la force et l'élan de vos femmes. Je leur donne rendez-vous à Paris pour le Global Meeting où il sera beaucoup question d'oser dans un monde plein de challenges. Vous êtes intervenue avec les présidentes d'Estonie et de Malte sur le thème de la paix et de la sécurité. Quel est votre message ? Donia : J'ai souhaité rappeler deux choses : le rôle que les femmes ont joué dans la construction de ce pays, et la richesse historique de la Tunisie, terre de toutes les civilisations, et, n'en déplaise, du dialogue religieux. Mon message était clair : la stabilité de l'Europe ne pourra pas se faire sans la Tunisie, la sécurité de l'Europe est inextricablement liée à celle de la rive sud de la méditerranée. Alors renforçons notre coopération. L'Allemagne, quatrième puissance économique, a accueilli un peu plus d'un million de migrants en 2015. Ce flux migratoire avait considérablement affaibli politiquement la chancelière Merkel et avait été considéré comme une brèche sécuritaire par les Allemands mais également par les pays voisins de l'Allemagne. J'ai interrogé nos amis européens : que dire alors de la Tunisie qui a accueilli près de 10% de sa population après la crise libyenne avec des moyens de loin inférieurs à ceux de l'Allemagne ? J'ai souhaité rappeler l'impact de ces flux sur notre économie, notre sécurité. Cette crise a été un amplificateur de l'explosion de l'économie parallèle qui constitue aujourd'hui une part colossale de notre PIB et a assis les réseaux de contrebande, notamment la revente d'armes puisqu'une grande partie de l'arsenal militaire libyen a été disséminé entre groupes terroristes et a servi sur nos terres. La bataille que nous menons en ce moment est complexe : à la fois économique, sécuritaire, le tout dans un contexte politique en construction : conscientiser cela est à mon avis fondamental. Même si nos partenaires européens connaissent parfaitement la difficulté de la situation, la course aux résultats, et donc cette gestion du temps mérite d'être rappelée en permanence. Vous vous êtes entretenue avec les présidentes et présidents présents à cette rencontre. Partagent-ils vos points de vue ? Donia :La présidente de Malte, Marie Louise Coleiro Preca, avec laquelle j'ai eu un échange très chaleureux et qui devrait venir bientôt en Tunisie, m'a dit avec émotion : «J'ai toujours beaucoup admiré la combattivité des femmes tunisiennes et leur courage». Le président Tajani et la présidente estonienne dont le premier ministre assure désormais la présidence du Conseil de l'Union Européenne sont également de solides partenaires et l'ont réaffirmé lors de ce rendez-vous. Quels sont vos prochains rendez-vous ? Chiara : Le Global forum en octobre 2017 à Paris. Donia : l'Université d'Automne des Femmes Tunisiennes et Françaises au Sénat à Paris en novembre 2017. Propos recueillis