Par Aymen HACEN Le glas de la recherche en lettres et sciences humaines a, dit-on, sonné. Cela semble obéir à des exigences matérielles, ces recherches-là étant jugées coûteuses et incapables de couvrir leurs propres frais, contrairement aux recherches et travaux en sciences expérimentales et technologie qui, elles, jouissent d'une marge bénéficiaire. C'est, dit-on aussi, dans l'air du temps : l'heure est aux sciences qualifiées de dures et d'exactes. Les pirouettes verbales des philosophes, des historiens de la littérature, des sociologues, des anthropologues, etc. ne mèneraient nulle part. "Beaucoup de bruit pour rien", dit-on également, comme pour marquer le coup en citant le titre d'une célèbre comédie de William Shakespeare. Même en arabe, certains fanatiques de la recherche scientifique (purement et résolument scientifique pour ses adeptes qui pensent dur comme fer qu'ils aboutissent à de réelles conclusions, voire vérités inébranlables), s'y mettent en citant le mot de jahîz, bien sûr tiré de son contexte : kalamon bi kalam, ou "Des mots pour d'autres", autant dire du vent ! Cela est d'autant plus inquiétant que les budgets pour la recherche en lettres et sciences humaines ont réellement diminué. Même les chercheurs les plus réputés ont du mal à publier les actes des colloques qu'ils peinent tant à organiser, sans parler de la difficulté qu'ils ont à publier leurs propres travaux. Ainsi, des études, des essais, des monographies dont la valeur scientifique et intellectuelle est indéniable ne voient jamais le jour, et, si par un heureux hasard, une telle publication arrive à sortir de l'ombre, nul accueil ne lui est réservé. L'absence de lecteurs est d'autant plus décourageante que ces livres, rangés dans les bibliothèque municipales et universitaires, demeurent là où ils ont été placés, rongés par la poussière qui est l'usure du temps. Et c'est à peine que quelques rares spécialistes s'y intéressent en vue de nouveaux travaux qui seront voués à la même destinée. Mais pourquoi ces restrictions budgétaires affectent-elles le domaine des lettres et des sciences humaines ? Il y a en effet de quoi penser que ce domaine est visé et qu'il est de fait maltraité à cause de son principal mérite : la gratuité. Oui, ce type de recherches repose fondamentalement sur la générosité. En étudiant les œuvres littéraires et philosophiques, en s'attaquant à des sujets historiques ou d'actualité relevant du domaine de la sociologie ou de l'anthropologie, en pensant des questions qui n'intéressent pas quatre-vingt dix-neuf pour cent des habitants de la planète terre, mais en œuvrant quand même à l'instar des fourmis ou des abeilles (même si celles-ci sont commandées par un instinct inné de survie), les chercheurs en lettres et sciences humaines nourrissent involontairement des clichés et des caricatures dont ils font l'objet. Quoi qu'il en soit, si nous n'avons ni l'envie ni le temps de tous les énumérer, nous pouvons du moins nous référer au portrait du grand professeur et chercheur Jean Grenier (1898-1971), tel qu'il est brossé par Jean Daniel dans son récit autobiographique, La Blessure : "Je n'ai pas cessé d'admirer cet essayiste sceptique qui donnait aux “khâgneux” d'Alger les dernières informations sur ses amis de la NRF, Jean Paulhan, Paul Valéry, André Gide et André Malraux. Il ressemblait à l'acteur Michel Simon, dont il avait la manière bouffie, bavante et complaisamment hésitante de parler. Pour nous, il incarnait le scepticisme dans toute son aristocratique érudition." Rappelons seulement que Jean Daniel portraiture ainsi Jean Grenier parce que celui-ci lui a adressé un message d'amitié au moment où il était hospitalisé à Tunis, suite à des tirs de l'armée française en 1961, pendant les événements de Bizerte. Ce portrait témoigne très bien de cette " gratuité " dont nous avons parlé. Mais qui dit gratuité, dit en l'occurrence générosité. Cette même générosité d'un autre chercheur en lettres et sciences humaines, Gabriel Bounoure (1886-1969), célébré en ces termes par le grand poète libanais Salah Stétié : "C'est cet homme-là que M. Robert Schumann, ministre des Affaires étrangères de la France, “cassera” en 1952, pour sa plus grande honte, et parce que Bounoure avait dit, à propos du bombardement français de Bizerte en Tunisie, que là n'était pas l'honneur de son pays. Bounoure quittera donc l'administration française qu'il avait tant servie. Il reprendra son itinéraire, il affrontera de nouvelles traversées." Ce sont des noms comme ceux de Jean Grenier et de Gabriel Bounoure que nous devons avoir en mémoire quand sonne le glas. Des noms d'hommes qui ont œuvré à leurs risques et périls pour que l'enseignement et la recherche aillent de pair et ne fassent plus qu'un, car il s'agit d'une quête noble répugnant à l'esprit de gain ou de profit. Il n'est nullement besoin de rappeler la nécessité des recherches en lettres et sciences humaines car il faut tout simplement être ignorant ou malhonnête pour les remettre en cause. Un grand poète anglais, John Donne (1572-1631), dans un célèbre texte, intitulé "Méditation sur la vie et la mort", a exprimé l'esprit de dialogue et de complémentarité existant ou devant exister entre les différentes disciplines qui étudient l'homme sous toutes ses coutures : "Personne n'est une île, entière en elle-même ; tout homme est un morceau de continent, une partie du tout. Si une motte de terre est emportée par la mer, l'Europe en est amoindrie, tout autant que s'il s'agissait d'un promontoire, ou que s'il s'agissait du manoir d'un de tes amis ou le tien propre : la mort de chaque être humain me diminue, parce que je fais partie de l'humanité, et donc, n'envoie jamais demander pour qui sonne le glas, il sonne pour toi."