Par Soufiane Ben Farhat Dans certains passionnants films sur les prisons, on ne distingue plus qui du gardien ou du prisonnier est le plus malheureux. Les rôles s'intervertissent au gré des drames. Et l'on ne sait plus qui est le gardien réel et qui est le prisonnier effectif. Certains rapports de l'Europe avec le reste du monde inspirent cette réflexion. L'autre jour, je mesurais avec mon fils les distances sur Google Earth. Un de nos parents était allé précipitamment à Sfax. Nous avons comparé la distance entre notre bonne vieille banlieue sud de Tunis et l'Italie avec celle nous séparant de Sfax. Et nous avons bien pris soin de mesurer à partir de la Sicile et non point de Pantelleria. Eh bien, nous sommes géographiquement plus proches de la Sicile que de Sfax. Entre-temps notre proche a téléphoné de la capitale du Sud. Il annonçait qu'il allait prendre la route pour le retour. A peine le temps de regarder un match à la télé et de siroter un thé, il était déjà arrivé. Mais Sfax est toujours si proche, comme Gabès, Médenine, Zarzis, Gafsa ou Tozeur. Alors que l'Italie semble si lointaine. De plus en plus lointaine. Pour la petite histoire (et géographie), certaines des îles italiennes telle Lampedusa ou Linosa sont situées dans les eaux africaines. J'appartiens à la génération de ceux qui, enfants, avaient regardé la télé italienne avant la tunisienne. Pour la simple raison qu'il n'y avait pas de télé tunisienne jusqu'en 1966. Et puis l'italien était une langue couramment parlée dans les rues et les marchés de Tunis. Il en était ainsi dans beaucoup d'autres villes tunisiennes. L'Europe est de plus en plus une forteresse cadenassée de l'intérieur. Fermée, hermétique, cultivant l'isolement et les réflexes d'une zone en état de siège. La nouvelle a été révélée hier par les médias : "Pour la première fois depuis sa création en 2004, Frontex, l'agence européenne chargée de la gestion des frontières extérieures, a financé et organisé un vol "charter". Le 28 septembre, "dans la discrétion la plus totale", 56 ressortissants géorgiens, arrêtés en Pologne, France, Autriche et Allemagne, ont embarqué à Varsovie, siège de Frontex, à bord d'un avion à destination de Tbilissi, la capitale géorgienne". Et Frontex est prévoyante. Si méticuleuse dans sa chasse à l'homme qu'elle prévoit déjà d'organiser et financer , en 2011, entre trente et quarante "vols groupés" pour le rapatriement manu militari des migrants entrés illégalement dans l'UE. On ne lésine pas sur les moyens. Rien que pour la période 2008-2013, Frontex dispose déjà dans ses caisses d'un budget d'environ 676 millions d'euros. En temps de crise, on n'est jamais assez cigale. Ainsi, ce sont les statistiques officielles et sécuritaires qui en seront confortées à souhait. La prouesse de Frontex de ce 28 septembre sera multipliée par quarante. De quoi caresser les instincts primaires des multitudes et foules obsédées par ces étrangers qui viennent manger le pain des Européens. Des foules et multitudes saignées à blanc par la crise. Avec ou sans étrangers. Lesquels se rendent de moins en moins en Europe. Côté image, on escompte que le tour de passe-passe sera mieux administré. Quelque commentateur estime que ces rapatriements "soulagent les capitales européennes qui n'ont plus à 'porter le fardeau' — l'expression est du directeur adjoint de Frontex — tant ces rapatriements collectifs suscitent la gêne, voire la réprobation, des opinions publiques". Lesdites opinions seraient-elles moins traumatisées lorsque c'est l'Union européenne qui porte la casquette du gendarme ? C'est-à-dire, en l'occurrence, du mauvais rôle ? On ne sait plus qui est à plaindre, les 56 Géorgiens boutés hors d'Europe alors même que la Géorgie est déjà membre du Conseil de l'Europe ou leurs garde-chiourmes ? Il arrive en effet que les gardes chassent les fuyards au grand large et s'en retournent vers leurs forteresses bien verrouillées où ils s'emprisonnent à leur insu. Décidément, on aura tout vu !