Comédien, metteur en scène et réalisateur, le Palestinien Mohammad Bakri ne cesse de revendiquer l'humain en lui et de l'interpeller chez l'autre. En visite en Tunisie pour la rétrospective que lui a consacrée la Cinémathèque tunisienne la semaine passée, il nous parle dans cette interview de son parcours, de son combat et de ses aspirations pour le peuple palestinien et tous les peuples du monde. Racontez-nous vos débuts avec le cinéma... Si j'avais à comparer ma vie à un film, ce serait à «Cinéma Paradiso». Enfant, je vivais au village de Bi'ina, à 15 km de Acre qui était pour moi le centre du monde. Un village sans eau ni électricité. Nous avons grandi avec les histoires de grands-mères et les histoires sur la colonisation israélienne depuis la première Nakba. Dans ce village, il y avait un ingénieur qui avait ramené un générateur, fourni quelques maisons en électricité et même installé un cinéma en plein air, ouvert à tous. C'est ainsi qu'à partir de l'âge de cinq ans, je me suis passionné pour le cinéma et j'ai pu voir toutes sortes de films, hollywoodiens, arabes, indiens, arts martiaux... Plus tard, j'ai dû confronter mon père avec ma volonté de devenir acteur alors qu'il me voyait médecin ou avocat. Il a fini par accepter que j'étudie le théâtre, tout en faisant, en parallèle, des études en littérature arabe. Quelles sont les étapes marquantes de votre parcours ? Dans mon parcours, j'estime avoir été chanceux. J'ai aussi dû travailler très dur, surtout à mes débuts. Je voulais prouver à mon père que j'avais fait un bon choix. J'ai commencé à me faire connaître pendant mes années d'études où j'ai entre autres joué dans un cabaret politique sur le massacre de Sabra et Chatila. En 1983, Costa Gavras est venu en Palestine, jusqu'à notre université, chercher un comédien pour le rôle de «Selim Bakri» dans Hanna K. J'avais vu ses films et je l'admirais alors j'étais dans tous mes états. J'ai passé un test et j'ai été pris pour le rôle. Ce fut un grand élan pour ma carrière. C'était le premier film international qui parlait du droit au retour des Palestiniens, dont l'Etat sioniste circulait l'image de terroristes dans les médias. Cette image, nous en étions à notre tour responsables, à cause d'opérations auxquelles je n'adhère pas. Je suis contre le fait de tuer des innocents. Avec ce film, j'ai senti que je portais toute la cause palestinienne malgré mon jeune âge et Israël en a fait ma croix. Elle l'a beaucoup attaqué et entravé sa distribution, au point que Costa Gavras, sauf tout le respect que je lui dois, a fini par plier. Une année plus tard, j'ai joué dans «Au-delà des murs» de Uri Barbash, un film israélien de gauche qui a été nommé à l'Oscar du meilleur film en langue étrangère. Ce film a été marquant pour moi car j'y ai réussi l'exploit de modifier la fin en faveur du personnage palestinien. L'anecdote s'est répandue et m'a value la réputation de fauteur de troubles. Depuis, je suis devenu très sélectif avant de décider de me consacrer à mes propres œuvres et à des œuvres qui parlent directement de la cause palestinienne. En 1986, j'ai ensuite joué dans «Sa'îd le Peptimiste», une pièce que j'interprète jusqu'à aujourd'hui. Et j'ai joué, mis en scène et réalisé les œuvres que l'on me connaît. Votre documentaire «Jénine» a-t-il été un tournant dans votre confrontation avec Israël ? Oui, l'Etat israélien l'interdit depuis sa sortie en 2002 et me poursuit jusqu'à aujourd'hui. Je reçois régulièrement des menaces de mort et des lettres anonymes. J'ai été massacré par les médias israéliens qui me traitent et traitent ma famille de terroristes. Je suis évidemment sous contrôle, mon téléphone est sous écoute. Il y a quatre ans, 5 soldats israéliens ont porté plainte contre moi pour diffamation et ils ont perdu. Il y a un an, un autre soldat a fait pareil et il demande près d'un million de dollars. L'affaire est en cours. La dernière session a eu lieu juste avant mon arrivée en Tunisie et la prochaine aura lieu en janvier 2019. Dans ces conditions, il m'est impossible de travailler avec d'autres et je ne peux travailler qu'a mon propre compte. La situation est très difficile mais c'est le prix à payer... Avec la faillite de la gauche, la droite a pris le pouvoir et l'Etat israélien est devenu plus féroce et plus extrémiste. Rares sont les Israéliens qui osent me défendre et j'ai eu énormément de mal à trouver un avocat. Il y a un consensus contre moi. J'en parle dans mon film «Depuis que tu n'es plus là» (2005). Quel est votre point de vue sur la trilogie résistance-art-politique ? La résistance avec l'art va de soi et doit toujours exister mais pas d'une manière directe. Le direct est le domaine de la politique. L'art s'exprime à travers une âme et non des calculs. Il est diversité. Elle n'a qu'une seule face. Pour moi, on ne peut pas être artiste et se revendiquer d'un courant politique particulier. Je veux que mes films et mes pièces soient vus par tous, indépendamment de leur identité politique. L'art est destiné à tout le monde alors que la politique est l'affaire de quelques-uns. Comment voyez-vous le regard des peuples arabes envers la cause palestinienne ? Les peuples arabes en général, et le tunisien en particulier, s'emportent derrière le sentimental et cela peut entraver leur objectivité. Le peuple tunisien nous aime beaucoup «barcha», mais le Tunisien doit d'abord aimer son compatriote, puis le Palestinien. Je ne peux pas accepter ce genre d'amour. Ce n'est ni naturel ni juste qu'il nous sacralise aux dépens de sa propre sacralité. Personne ne doit être considéré ainsi. C'est une remise en question qui devrait se faire. Il faut commencer par soi, de l'intérieur, apprendre à bien se défendre avant de défendre les autres. Les gens simples, le «sel de terre» de tous les pays arabes, n'ont pas besoin de me prouver leur loyauté. La Tunisie fait face à ses propres difficultés, j'en atteste, mais par comparaison à d'autres pays, vous pouvez vous estimer heureux. Dans mes moments de désespoir, je songe à demander le refuge politique en Tunisie. Ici, je pourrais vivre. Il y a moins d'injustice qu'ailleurs et il y a un espace pour la démocratie, inexistant dans d'autres pays arabes. Comment votre œuvre a-t-elle contribué à changer ce regard ? J'ai fait «Jénine» pour qu'il soit vu par les Israéliens. C'est pour cela que je n'y ai pas mis de sang ni de victimes. J'y ai montré l'espoir, la joie de vivre et la force des Palestiniens, même par l'humour. Je refuse qu'on nous présente comme l'éternelle victime. Nous n'avons pas le monopole des malheurs et nous ne voulons pas faire comme les Israéliens qui utilisent l'holocauste comme excuse pour l'occupation et l'usage de la force. Je ne veux pas être le nouveau juif de l'Histoire et je refuse que le peuple palestinien tombe dans la haine. Je ne l'utiliserai donc jamais comme moyen ou excuse. Je veux préserver ma joie de vivre et je suis dans l'acceptation de l'autre, même l'Israélien, mais seulement l'humain dans sa fragilité, pas le politique raciste. Nous ne sommes ni héros ni victimes. Tout est dans cette fragilité humaine, commune à tous les peuples du monde. C'est là ma sacralité. Et c'est ainsi que l'on peut changer le regard de l'autre sur nous. Comme l'a fait Annemarie Jacir dans son film «Wajib», dans lequel je joue. Parlez-nous de votre rôle et de ce film qui n'est pas encore sorti en Tunisie... C'est un film très vrai et très réaliste. Sa fin, qui me met en scène avec mon fils dans le film et dans la vie, Salah Bakri, est porteuse d'espoir. Elle présente une réconciliation entre les deux personnages malgré leurs points de vue différents, et met en scène un regard plein de tendresse sur le pays. Et c'est exactement ce que j'aime voir en Tunisie, l'amour pour le pays. C'est ce qui a conduit Bouazizi à s'immoler ! Je connais des Tunisiens vivant à l'étranger, ils ne parlent que de la Tunisie et ils y reviennent souvent. Il y a ceux qui habitent un pays et ceux qui sont habités par leur pays. Je vous souhaite que cela dure malgré toutes les difficultés. C'est là où réside le sens de la patrie. Revenons à Wajib. C'est le rôle le plus difficile de ma vie. Rien dans le personnage de Abou Shadi ne me ressemble, ni de l'intérieur ni de l'extérieur. J'y ai joué à contre-courant et le film a réussi parce qu'il est sincère. Un artiste ne peut et ne doit pas mentir. Il ne doit donc pas travailler depuis des convictions politiques ou religieuses, même s'il en a. Seulement à travers l'humain en lui. L'art est une âme libre et fragile. Elle se brûle si elle approche de trop près de l'idéologie ou de la politique. Comment voyez-vous l'évolution du cinéma palestinien et sa nouvelle génération ? Je suis très content de «Wajib» et de l'évolution d'Annemarie Jacir. J'aime le cinéma de Elia Suleiman, comme «Le temps qu'il reste» mais pas tous ses films. Quand l'ironie ressort d'une douleur, je veux bien l'accepter. Mais si elle est hautaine, je ne peux pas y adhérer. Je suis convaincu que l'art est destiné à tous et ne doit pas être inaccessible par la sophistication des idées. Dans le cinéma, j'aime qu'on raconte une histoire. C'est ce qui nous relie à notre enfance... Pour finir, quelle est votre prochaine destination artistique ? J'ai plusieurs projets en tête, dont deux sur Mahmoud Darouich, au théâtre, au cinéma et un projet sonore de lecture de ses poésies, mais je suis dans une période de confusion, avec un manque de financement, surtout avec l'affaire du soldat israélien. Ce qui me donne de l'énergie, c'est l'envie de créer et les gens que je rencontre dans mes voyages. En Tunisie, je ressens une grande énergie positive et créative, qui renouvelle la mienne.