Un séminaire a rassemblé récemment dans un hôtel de la ville des représentants des réseaux sociaux actifs dans les thématiques environnementales, des groupements de développement agricole de la région, des groupes d'intérêts économiques et des composantes de la société civile ainsi qu'un représentant de l'Union régionale de l'Ugtt et quelques élus locaux. L'intitulé de cette rencontre : «100 arguments contre l'exploitation du phosphate du Jérid». Nous évoquions, hier, l'état d'esprit qui prévaut en cette fin d'année dans la région du Jérid et qui balance entre optimisme et désespoir. Bien qu'en situation économique on ne peut plus précaire, la population fait preuve d'une grande retenue, s'interdisant de se laisser aller sur la pente de la contestation violente et s'employant plutôt à identifier les voies susceptibles de la sortir progressivement de l'ornière. C'est dans cette logique que s'inscrit l'organisation par un certain nombre de ressortissants (et d'amis) de cette région du premier festival international du film de Tozeur, début décembre courant, en vue d'y impulser un pôle d'activités cinématographiques. Mais cette «pudeur» toute jéridienne aurait-elle été assimilée par certains à de la passivité ? Ce serait mal connaître des gens dont les colères sont dévastatrices quand ils sont mis à bout de nerfs. L'histoire en a témoigné à plus d'une reprise. Or, cette histoire est manifestement méconnue par les bureaucrates de Tunis qui, du haut de leur morgue, entendent soumettre la population à leurs diktats, y compris dans ce qui constitue l'essence même de cette entité géographique et culturelle : sa spécificité écologique, mortellement mise en danger par le projet d'exploitation d'un gisement de phosphate de la région, projet mis au point et programmé pour le début du deuxième semestre de 2019 sans la moindre consultation de la population. Dos au mur, celle-ci a décidé de résister jusqu'au bout, sans pour autant se départir de la finesse légendaire de son esprit: «En creusant les tranchées pour l'extraction du phosphate, creusez dans le même mouvement nos tombes car nous sommes décidés à vous tenir tête jusqu'à l'ultime souffle!», s'écrie la société civile locale à l'adresse des promoteurs du sinistre projet. La société civile en action Le 15 décembre dernier, à l'invitation d'une ONG locale, «la Ruche de Tozeur pour la citoyenneté active», un séminaire rassemblait dans un hôtel de la ville des représentants des réseaux sociaux actifs dans les thématiques environnementales, des groupements de développement agricole de la région, des groupes d'intérêts économiques et des composantes de la société civile ainsi qu'un représentant de l'Union régionale de l'Ugtt et quelques élus locaux. L'intitulé de cette rencontre : «100 arguments contre l'exploitation du phosphate du Jérid». Il y avait là une soixantaine de participants représentant la société civile mais aussi des experts dans divers domaines en rapport avec la thématique du séminaire. D'élus, guère, hormis une conseillère municipale. Et, bien entendu, pas de représentants de l'Administration et encore moins ceux du promoteur du projet décrié, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG). Cette rencontre n'était pas la première dans son genre. D'autres s'étaient tenues l'an dernier soit au siège du gouvernorat soit à celui de l'Union régionale de l'Ugtt avec la participation, notamment, de la section locale de l'Union des agriculteurs et à l'issue desquelles un dossier récapitulant les points de vue exprimés lors des débats et qui, majoritairement, exprimaient un net refus —argumenté— du projet tout en laissant la porte ouverte au dialogue. Il a été adressé au ministère de l'Energie et des Mines et à la direction générale de la CPG. Sans le moindre retour à ce jour. Cette incurie a provoqué une profonde irritation parmi les opposants à la mise en œuvre de ce projet, prévue pour le deuxième semestre de l'année à venir. L'approche de cette échéance et l'inertie des décideurs ont poussé les mécontents à passer à un palier supérieur dans la contestation. Il s'agit maintenant de sensibiliser la population à la problématique en vue de la mobiliser, dans une étape ultérieure, pour mettre en échec l'entreprise programmée. Protestations par paliers Pour faire campagne, il faut des arguments et des outils. Et c'est précisément pour mettre au point un argumentaire et identifier les leviers à actionner au moment voulu que ce séminaire a été organisé. Après les interventions, brèves mais substantielles, de nombreux participants qui ont soit fourni des informations pour éclairer l'assistance soit exprimé des opinions. A la fin de ce tour de piste, l'animateur de la séance a convié les présents à se former en ateliers pour établir les listes d'arguments à dresser en matière de retombées négatives du projet dans les domaines de la santé, de l'environnement, de l'agriculture, des infrastructures, de la planification urbaine et, enfin, du tourisme, de la culture et de la paix sociale. Dans chaque cercle, l'identification des nuisances a été suivie par celle des actions à entreprendre pour conjurer le péril. Nulle peine pour dresser la liste des nuisances. Chacun, ici, a un proche qui vit ou travaille dans le bassin minier voisin de Gafsa et qui rapporte des faits dramatiques en matière d'environnement, de santé animale ou humaine et d'instabilité sociale entre groupes et au sein même des familles pour des questions de «quotas» dans l'attribution des postes d'emploi. Et tout le monde connaît les méfaits du phosphate et de ses activités annexes sur les vivants de la région de Gabès, végétation, cheptel et humains. Autour des tables rondes, on parle de cancer, d'animaux morts de faim après avoir été édentés suite à la consommation d'herbe contaminée par le minerai ; de salinisation progressive de l'eau et d'épuisement de la nappe phréatique ; on parle aussi de stérilité, de fausses couches, de jaunissement de la dentition pour cause d'excès de phosphore dans l'atmosphère et de maladies de la peau ; on parle de couche de poussière qui voilera progressivement le soleil et s'abattra sur l'oasis pour la contaminer et y semer la désolation. C'en serait alors fini du tourisme dans la région du Jérid, et du Jérid lui-même en tant qu'écosystème à part, en tant que facteur déterminant de la mentalité, du caractère et de la production non matérielle des Jéridis, poésie comprise. Tout cela contre quoi ? Contre 500 emplois permanents promis par la CPG et qui, personne n'en doute, iront prioritairement à ceux qui disposent d'une expérience en matière de pratique minière pour une période qui ne dépassera pas une cinquantaine d'années (la vie du gisement) alors que l'oasis est là à nourrir plus de 14.000 familles depuis plus de 4.500 ans… Une liste de 100 arguments sera tirée de cette cogitation et qui sera formulée par un comité d'experts pour servir de base aux actions futures. Au titre des actions à mener, on évoque une méga-pétition issue des résultats de ce brain-trust ; une pétition qui serait signée par le plus grand nombre possible de citoyens du Jérid, des Jéridis de la diaspora mais aussi par les amis du Jérid. Cette pétition sera soumise aux autorités, du gouverneur, aux trois présidents, en passant par les parties directement concernées : ministères, CPG et autres organismes nationaux et internationaux. On parle aussi de marches pacifiques, de sit-in, y compris dans la capitale où les protestataires seraient amenés par bus. Et on envisage une escalade qui pourrait conduire jusqu'au chantier lui-même qui serait investi par la population. Le sentiment qui prévaut dans les milieux agissants du Jérid est qu'on est face à une question de vie ou de mort. La menace n'est pas uniquement écologique ; elle est également culturelle et existentielle pour le mode de vie oasien.