C'est en hommage à un maître en théâtre, et un ami regretté que Fadhel Jaziri a choisi de monter, en coproduction entre le Théâtre national tunisien et Nouveau Film, la pièce «Kaligula». C'est comme un écho, et un dernier adieu à Mohsen Ben Abdallah, qui a joué il y a juste 56 ans dans le Caligula «nationalisé» par Aly Ben Ayed, adaptée de l'œuvre de Camus. Hymne de reconnaissance à la transmission, Fadhel Jaziri a créé ce projet en s'associant avec des étudiants d'art dramatique de L'école de l'acteur. Création sous forme d'atelier où les jeunes comédiens ont pris part à l'écriture, sous sa direction. Meriem Ben Youssef, Khadija Baccouche, Zeineb Henchiri, Mohamed Kouka, Abdelhamid Naouara, Mohamed Barakati, Adib Hamdi et Slim Dhib ont donné corps et vie à une tragédie plus que jamais d'actualité, Kaligula, les 8 et 9 février, sur la scène du 4e Art. Kaligula, comme un écho, et un dernier adieu à Mohsen Ben Abdallah, qui a joué il y a juste 56 ans dans le Caligula «nationalisé» par Aly Ben Ayed, adaptée de l'œuvre de Camus. Mais cet écho a dû trouver une autre langue, une autre structure et une forme nouvelle pour s'incarner et s'insérer dans le réel tunisien. Comme dans la plupart des œuvres de Jaziri, il y a un air connu, qui rassure, faussement, avant de nous plonger dans l'inconnu de la découverte et particulièrement dans cette pièce, dans une «inquiétante familiarité». Ici, tout nous ressemble, l'invisible, l'indicible, la violence, le désir, la mesquinerie, l'amnésie, tout comme l'absurde, tout est réel et actuel à quelques pas de chez nous, spectateurs actifs, observant. A l'origine, il y a… l'absence Deux corps disparus, l'un enseveli, l'autre absent, perdu à ses proches et perdu à lui-même. Kaligula Abdullah, petit escroc, roi d'un empire de la contrebande vit un drame: sa sœur et maîtresse meurt. Il disparaît 4 jours et revient comme dépossédé de son âme ou de sa raison. Kaligula est né. Fou de douleur ou ivre de pouvoir, il accapare par sa seule volonté la vie et le destin de ceux qui l'entourent. A la tête d'un empire financier ou commercial où rien n'est transparent, où tout est codifié, caché, dérobé. Kaligula se transforme en un «Empereur fou». Ses décisions sont absurdes et injustes. Son empire est à l'image de ceux qu'on a vu naître, en Tunisie ces dernières années où se mêlent, aisément, les commerces suspects, transfrontaliers, voire intercontinentaux, de médicaments périmés, de contrebande de carburant ou d'aliments et le blanchiment d'argent. Un empire qui, comme jadis celui de Caligula, s'étend sur un pays assoiffé et affamé par le seul plaisir absurde et sadique d'un empereur fou... Mais éminemment puissant et intelligent. Grisé par son pouvoir et par la conscience et l'absurdité d'exister, il érige en loi suprême sa démence : décisions arbitraires, exactions, exécutions, pillages, humiliations publiques... Il exclut ses fidèles collaborateurs, ridiculise les sages et les hauts dignitaires (son oncle), dilapide, vole, viole et tue en toute impunité. La défunte amante, Ghalia, la précieuse, seul objet d'amour au milieu des marécages de désir, d'argent sale et d' abus dans lesquels nage Caligula, est la figure de l'innocence perdue. Un amour, bien qu'incestueux, était pur et purificateur : un feu sacré qui s'est éteint, laissant place à l'eau. Déluge à l'extérieur, pluies torrentielles qui tiennent prisonniers tous les personnages dans un lieu à la fois agréable et angoissant : un bain. Le bain de l'impossible purification La pièce se déroule dans un bain. C'est un îlot, isolé, mixte, une sorte d'hétérotopie, ou de lieu de passage qui semble se renfermer et se rétrécir au fur et à mesure du temps. L'air y est saturé d'eau, de vapeur et de toute la concentration des vicissitudes et des bassesses humaines : les corps déambulant dans des serviettes de bains immaculés sont dans une attente fiévreuse du retour du «dictateur». Chacun, mû par un désir particulier, nourrit l'attente de ses propres fantasmes. Dénudés et peinant à cacher leurs vérités sous les fards d'un costume ou d'un masque, les personnages errent dans l'attente d'un tyran qui incarnera, pour eux, leurs pires désirs criminels : trahison, fuite, torture... Tout, ici, est calcul... Ici on n'aime pas, on compte et on décompte... au meilleur des cas, on désire. Le bain est l'atelier de fabrique du tyran. Kaligula y pénètre fragilisé et perdu dans son deuil mais s'y nourrit du désir, de la lâcheté et de la peur de ceux qui l'entourent. Société sans valeurs ni résistance, le huis clos de la pièce paraît comme un «milieu de culture» propice à la prolifération de la folie du pouvoir de Kaligula. Ce lieu, de purgation qu'est le bain, comme pourrait l'être le théâtre, est également celui de l'impossibilité de l'action, tout y est empêché : la révolte, la colère ou la raison sont réduites au silence et diluées dans la moiteur du spa. Seuls les instincts, les plus fous et les plus bas semblent y survivre. Pourtant, cette société garde un génie propre et une volonté de ne pas démissionner face à l'absurdité et à l'injustice. Ce souffle solaire, celui d'une gloire passée ou d'un possible lendemain, sera étouffé, assassiné ou écarté. Mais il existe comme ultime résistance. Lutte pour le pouvoir, lutte pour la mémoire. Seul sage parmi les jeunes loups et louves assoiffés de pouvoir érotique, financier ou politique, c'est la figure de l'oncle El Behi, incarné par Mohamed Kouka qui se dégage comme unique lien, entre la pièce originale Caligula de Aly Ben Ayed, et le Kaligula de Jaziri, c'est celui qui nomme les choses, pour ne pas «ajouter aux malheurs du monde», c'est aussi celui qui essaye de garder la mémoire, dans un naïf carnet rouge, égaré au milieu des livres de compte de la contrebande mafieuse. Cet oncle que Kaligula ne cesse de ridiculiser, livre sa bataille pour lutter contre la confiscation de la mémoire et contre l'oubli. Il relate avec nostalgie une «certaine idée» de la Tunisie (bourguibienne), d'un Etat fort, en opposition avec le délitement actuel du pouvoir de l'Etat. «Si el Behi», gardien de mémoire, essaye de la transmettre, comme pour donner le goût de l'Histoire ou du destin national, mais sa démarche se noie dans le cynisme et l'urgence qui l‘entourent. La fabrique des tyrans Qui est Kaligula? La question pourrait aussi être qui n'est pas Caligula? Presque tous les personnages portent en eux les germes de cette folie tyrannique, et presque tous la nourrissent et l'entretiennent chez le dictateur élu. Certains le font par peur, d'autres par amour, par fraternité, par lâcheté ou par cupidité... mais tous sont les artisans de la tyrannie. La pièce décrit deux phases de vie opposées qui se côtoient ; celle de la genèse du tyran, de la destruction de ceux qui l'entourent et de la folie en progression, contre celle de la perte de la mémoire progressive et d'un pouvoir qui s'étend contre celle de la famine et des catastrophes naturelles qui meurtrissent le peuple. La soif de pouvoir de Kaligula est intarissable et n'est calmée ni par l'eau qu'il ne cesse de boire, ni par le sang versé à son seul plaisir morbide. Mais c'est particulièrement la «banalité du mal» et la facilité d'y adhérer que la pièce met en lumière. Corruption, tolérance à la barbarie, démission des intellectuels et des sages... tous les ingrédients de la décadence sont là et ont un goût particulièrement familier. Nous sommes bien ici et maintenant dans un pays, face à sa mort. Mise en «capacité du spectateur», un nouveau théâtre politique Spectacle vivant, écriture collective où chaque acteur a investi son personnage de sa propre langue, il y a dans Kaligula une mise en difficulté, bénéfique, des spectateurs. Ici, il ne s'agit pas d'observer passivement, mais de réagir et de prendre position. L'esthétique n'écrase pas le politique, aucun message n'est délivré de façon pédagogique, mais une mise en capacité d'agir ou de réagir est manifeste. La mise en scène du non-sens de cette dictature crée presque un espace de communion entre les acteurs-auteurs et le public, les inscrivant tous dans un même champ, celui du politique. L'absurde, expérience partagée et familière est habituellement subie par le public à travers le flux incessant d'images qu'il reçoit, se vit ici comme expérience au-delà de la simple perception. En cela, la pièce divise, car devant la fragmentation et la déconstruction des événements et des corps des acteurs, certains spectateurs se replient dans leurs propres angoisses, d'autres sont bousculés et dérangés face à leurs propres paradoxes. Kaligula révolte, émeut, provoque malaise ou empathie, mais résonne en chacun comme un cri d'alerte... et si demain un Caligula était de retour? A côté de ce questionnement se dresse un constat de la fragile liberté, et à la nécessité d'un théâtre plus présent, plus démocratisé. Le théâtre de Jaziri à la rencontre de l'école de l'acteur retrouve cette mission politique, civique et émancipatrice, le temps d'une pièce. Mais si «tout théâtre est politique» cet espace reste réduit et élitiste. Peut-être que la grande expérience des spectacles de masse à succès que Fadhel Jaziri a su maîtriser, pourrait renouer le lien et unir un public élargi, au-delà des salles tunisoises, dans une communauté du ressenti de ses émotions et dans le questionnement sur ses consciences politiques, civiques ou religieuses et ses visions du réel national.