Kaligula est le titre de la nouvelle création signée Fadhel Djaziri et co-produite avec le Théâtre National de Tunis. Comme le titre l'indique, cette pièce est l'adaptation de l'œuvre phare de Camus « Caligula ». Elle est interprétée par les comédiennes et comédiens Meriem Ben Youssef, khadija Baccouche, Zeineb Henchiri, Mohamed Kouka, Abdelhamid Naouara, Mohamed Barakati, Adib Hamdi et Slim Dhib. Le texte est composé collectivement, à partir d'un atelier dirigé par Fadhel Djaziri. Plus au moins fidèle à la pièce initiale, le metteur en scènenous a proposé un Kaligula, adapté au quotidien tunisien, celui d'un autoritaire pervers, sans trop percer dans le Caligula camusien.Il a choisi comme cadre spatial de l'action, le Spa, dans lequel les personnages sont obligés de passer de longs moments à cause du mauvais temps et des inondations dues à une pluie torrentielle. Le Kaligula de Djaziri s'écrit avec « K » et les personnages sont anonymes, ils se reconnaissent à travers les rapports qu'ils établissent entre eux. Il est clair que c'est un choix du metteur en scène afin d'orienter peut être les horizons d'attente du spectateur, et empêcher toute confusion avec les personnages camusiens. En effet, la puissance de la réécriture d'une œuvre réside dans le potentiel de l'imaginaire que possède l'artiste et dans sa manière de soumettre l'origine au contexte temporel et local, le hic et le nunc. Ainsi, la pièce abordeles rapports humainsbasés sur la violence, l'autorité et la perversion,des traits qui marquent bel et bien le paysage social tunisien. Le bain, lieu propice au dévoilement Pluietorrentielle à l'extérieur, écoulement de l'eau des robinets à l'intérieur du bain, buée qui couvre la scène. L'élément de l'eau est dominant, l'espace est humide, un terrain propice au fantasme.Entre la chaleur du sauna et le froid de l'extérieur, il y a le frisson, le frémissement. Le hammam excite les sens, chatouille l'imaginaire. Les personnages sont couverts de serviettes de bain ; couverts certes, mais leurs costumes suggèrent le nu : la nudité du corps, mais pas seulement !Le dénudement de leur psychologie,leursfantasmes, leurspulsions, leurs caractères, leurs défauts... bref unlieu de dévoilement, dedénudement, un lieu où s'extériorisent les sentiments : amour, haine, excès, égoïsme, orgueil, égocentrisme, tabou, intérêts, individualisme, âme pathologique... les psychologies se dévoilent et révèlent les conflits, la rivalité, la jalousie, l'envie et la haine, toute une atmosphère marquée de tension et de malaise. Quoique lebain soit,par excellence,le cadre de purification, donc propreté et transparence, il est dans la pièce, paradoxalement,le lieu de la saleté -dans sa dimensionmorale - la fourberie, la violence, l'agression, le crime. La fonction du cadreest donc tout à fait antipode aux dits et aux comportements des personnages qui l'occupent.la buée brouille la réalité etla vision, suggère la feinte et le mensonge, un lieu suspecte, louche... certains des personnages veulent dissimuler leurs pulsions, leurs intérêts, leurs motivations, excepté leKaligula, il exhibe,au vu et au su de tous, sa méchanceté, sa haine, son égo pathologique, sa corruption, son déni familial (à l'égard de son frère par exemple quand il a demandé sa part) son indifférence par rapport à l'éthique, aux relations humaines, aux us sociaux, religieux, c'est un personnage pervers, brutal, insensible... Kaligula, une image de la société tunisienne ? Comme au début de la pièce de Camus, le public apprend la disparition brusque de kaligula à travers les propos des personnages qui tournent autour de la défunte et de sa relation intime avec son frère. Deux disparus : la première enterrée et le deuxième absent, sœur et frère, bien-aimés, amant et sa maitresse. L'inceste est abordé néanmoins sans beaucoup de lumière, tout légèrement, un peu pudiquement peut être, en tout cas, ce n'est plus choquant dans la société tunisienne. Combien de fois, on apprend des histoires pareilles après la révolution ! Le metteur en scène a plutôt focalisé sur l'effervescence des sentiments qui motivent les personnages amour, jalousie, envie, rivalité... L'apparition du personnage était un peu brutale, elle reflète son désarroi et sa douleur causés par la mort de sa sœur.D'ailleursc'est sa nature, son caractère, son tempérament le plus dominant !Il est un être bizarre. sa manière de bouger, ses tics, ses manies, ses obsessions, ses angoisses font de lui cet être bizarre, un peu paranoïaque. Un être qui a follement peur de l'obscurité et qui se transforme en farouche, en chien enragé dès qu'on touche à ses intérêts, à ses biens. Dans cette pièce, il possède beaucoup de biens. Il est richard, il n'est pas uniquement le patron du hammam, mais il gère d'autres secteurs. Il s'est avéré que lebain n'est qu'une vitrine qui dissimule d'autres activités commerciales, en guise d'investissement pour le blanchiment d'argent. On dirait une bande clandestine qui tendaitses tentacules sur plusieurs secteurs économiques, et dans tout le pays devenant ainsi son « fief ». Il y a même une hiérarchisation et un partage de tâches, dont le patron est ce Kaligula.Il domine, ordonne, élimine, sanctionne ses partenaires à sa guise, il est autoritaire et sanguinaire, il n'hésite pas à tuer même les plus proches tel que son frère, même les plus anciens et accros, tel que le vieux (personnage joué par Mohamed Kouka). Bref il est le maître et tous les autres sont ses subordonnants, ses « vassaux ». Aujourd'hui, le paysage économique tunisien est dominé par cette vague de monopolisateurs et de contrebandiers qui tendent leurs mains sur tous les secteurs à leur gré !Une corruption sans égale, barbarie et banditisme ! Personne ne peut les arrêter, parait-il, même les plus hauts responsables, ils sont décideurs du marché et peut être, que sait-on, en compromise avec l'Etat. Cette actuelle décadence du pays est mise en relief, de surcroit, à travers le personnage du vieux (joué par Mohamed Kouka) qui n'arrête pas d'évoquer le passé tunisien non lointain, l'époque bourguibienne où le pays a connu malgré tout son essor... Le mythe personnel D'emblée, on ressent remonter de vagues réminiscences d'une ancienne pièce du Nouveau Théâtre « GhasseletEnnwader » dont FadhelDjaziri était un des protagonistes, et ce, à travers le lexique du hammam, de la pluie, de la diction des comédiens, de la résonnance de certaines paroles clichées. S'agit-il d'un « mythe personnel » (Charles Mauron) à travers l'émergence des métaphores obsédantes, et à travers la superposition de ces deux œuvres ; ou du « mythe de l'éternel retour » (Mircea Eliade) puisque le succès de cette pièce est considéré par la majorité comme moment crucial instaurant une nouvelle époque théâtrale et donc devenant premier repère historique théâtral. Il parait qu'il y a consciemment ou inconsciemment, un désir de léguer l'aura qui a couvert « GhasseletEnnwader » à cette nouvelle création « Kaligula ».En général, le paysage théâtral n'a pas encore connu une émancipation à l'égard de cette pièce qui a accédé au stade de l'archétype. Même ceux qui l'ont créée n'ont pas pu s'en défaire et la dépasser, s'agit-il d'un complexe, du« fétichisme » ? Peut-être ! Ceci dit, certains considèrent cette intersection, dans le post-dramatique, comme esthétique de récupération, à peu près semblable à l'intertextualité dans le genre littéraire.