L'espace El Teatro et son instigatrice Zeyneb Farhat ne fêtent rien dans le conventionnel et le prévisible. Le 8 mars, «fête de lutte pour les droits des femmes», n'est nullement une célébration folklorique, c'est l'occasion de mettre en lumière les combats des femmes et leur résistance acharnée contre toutes les formes de violence et de dictature. Les années 70, elles avaient à peine la vingtaine, elles se sont dressées telles Antigone et ont dit NON ! NON au projet de mainmise directe du régime post-indépendance sur la Tunisie toute entière-Projet sociétal auquel elles adhèrent—tout comme leurs camarades hommes—dans sa dimension moderniste, laïc, avant-gardiste, mais dont elles contestent les orientations socio-économiques sur lesquelles elles n'ont pas de droit de regard comme citoyennes avant toute chose, et comme intellectuelles dans leur majorité pour une opposition critique positive. Mais ce NON est réprimé violemment. Elles s'appellent Aicha Gallouz, Amal Ben Abba, Zeineb Ben Said, Dalila Jedidi, Leila Temimi Belili, Sassia Rouissi… Et ce soir-là, et pour la 1ère fois, après des ateliers d'écriture dirigés par l'écrivaine Haifa Zangana, elle-même ancienne détenue du parti communiste en Irak des années 70, elles acceptent de raconter leurs histoires et partager leurs souvenirs, à leurs façons, à leurs rythmes. Avec humour en transcendant les douleurs persistantes dans le souvenir de leurs âmes et corps. Leurs témoignages sont précieux, pour elles et surtout pour nous car ils sont les maillons du chaînon de la mémoire collective qui fait la Tunisie et les Tunisiennes d'aujourd'hui. Les voix de ces femmes sont une piqure de rappel, entreprise par un quatuor de femmes : Zeyneb Farhat l'initiatrice du projet, l'écrivaine irakienne Haifa Zangana celle qui a incité les dames à écrire un pan douloureux de leur histoire et de l'histoire de la Tunisie contemporaine, Khaoula El Hadef qui a mis en espace ces témoignages et Marianne Catzaras dont les portraits fixent les regards de ces femmes, miroir de leur âme, d'un passé et d'un présent. C'est autour de ces femmes et de leur récit de vie que tout ce projet se tisse, d'abord avec l'exposition de groupe initiée par Mahmoud Chelbi, intitulée «Autour d'Antigone, la femme rebelle, la femme révoltée», avec la participation de Aïcha Ben Mustapha, Imen Ben Belgacem, Olga Malakhova, Najet Ghrissi, Eshraf Bellari, Emna Kahouaji, Yosra Mzoughi, Najet Edhahbi, Selima Tria, Boutheina Yazidi, Hanen Ben Ameur, Fatma Ben Slama, Nahla Dkhili, Latifa Labidi, Olfa Jomaa, Dorra Mahjoubi, Mazhoudi Hamdi,Brahim Ayari, Omar Bey, Kais Ben Farhat, Mahmoud Chalbi, où chaque artiste partage son Antigone rêvée et imagnée. Les techniques sont multiples, les visions sont diverses et l'approche se multiplie au gré de l'inspiration et de l'imagination pour aboutir, à la fin, à un fil conducteur qui nous mène dans un même lieu commun créatif et engagé. Ensuite «ces visages qui racontent l'Histoire» qui sont des portraits de ces femmes détenues dans les années 70 pour appartenance au mouvement Perspectives. La photographe Marianne Catzaras traite le Portrait comme fragment d'une totalité pour devenir totalité. Elle privilégie le regard car les yeux se souviennent, tel un miroir du passé, miroir de l'âme humaine, celui des secrets des souffrances silencieuses. Un même regard tourné vers le passé et ces Portraits dont la force est d'annuler le temps, de figer l'Histoire, de conjuguer l'œuvre avec les archives. Un corps à corps avec l'objectif et un face-à-face avec l'histoire. Pas évident, le rôle de la metteuse en scène Khaoula El Hadef, celle qui a eu la patience et la passion de mettre en espace les témoignages de ces 5 femmes. 40 ans plus tard, les blessures de l'âme sont encore là, dans les balbutiements de Amel, l'humour de Sassia, la fraîcheur de Leila, la classe et la beauté de Aicha et la force et le caractère de Zeineb. Un seul idéal les a réunies, une seule prison les a réunies, elles racontent avec distance et parfois dérision les mois de tortures, d'isolement et d'emprisonnement… elles racontent leurs idéaux, leurs rêves pour une Tunisie égalitaire, juste et libre, elles racontent l'avant et l'après, les tortionnaires qui avaient du mal à regarder en face l'atrocité de leurs sévices, elles racontent la survie en prison, leur procès et finissent avec la vie d'après, la reconstruction, la reprise des études et leurs brillants parcours professionnel, militant et familial. Et comme El Teatro ne fait jamais les choses à moitié, les témoignages de ces dames et d'autres aussi feront l'objet d'une publication prévue pour le mois d'avril, une trace écrite contre l'oubli.